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Notre division se mit en route un matin sous un soleil ardent. Au fur et à mesure que nous nous éloignions de la Tchernaïa pour nous rapprocher de notre nouveau bivouac, nous sentions une chaleur plus pesante, et nous parcourions une contrée plus morne. Nous disions adieu à la fraîcheur, aux arbres, à la verdure, pour rentrer dans ces régions nues, arides, dévastées, où depuis tant de mois une immense réunion d’hommes s’offrait à tous les coups dont la chair humaine puisse être frappée. Aux extrémités de ce plateau, foulé par tant de pas, labouré par tant de boulets, quelques brins d’herbe s’étaient remontrés au printemps; mais au centre même de cette vaste place d’armes, aucune apparence de végétation ne récréait la vue. On marchait sur un sol que les flammes de la guerre semblaient avoir calciné. Le fer et le plomb remplaçaient d’une manière bizarre la verdure absente. Ces décorations ingénieuses, dont nos soldats aiment à égayer leurs bivouacs, et qui d’habitude se composent de gazon, étaient faites avec les projectiles lancés par Sébastopol. Des boulets de toutes dimensions, disposés comme le buis d’un jardin, formaient çà et là de sombres et fantasques bordures autour des tentes.

L’endroit même où le général Canrobert allait s’établir était le plus désolé de tout le camp. Au sein d’un vaste carré, formé par les lignes des bivouacs voisins, s’élevait, sur une terre dure et blanchâtre, une baraque qui me rappelait ces abris où la fièvre ronge quelques malheureux sous le ciel des colonies meurtrières. Cette baraque avait recelé l’agonie et la mort du général Mayran. On apercevait de ce triste logis deux autres bâtimens en planches, rappelant à chacun ses doubles destinées, les deux étapes du chemin qui conduisait tant d’entre nous au cimetière, l’ambulance et l’église. Cette église avait reçu le corps du général Bizot. Ce n’est pas du reste à cet humble édifice que je reprocherais d’avoir attristé le paysage; loin de là : il en était au contraire, suivant moi, la seule grâce consolatrice. Où manque le feuillage et la verdure, on est heureux de voir s’élever la croix. C’est d’une floraison éternelle que nous parle ce bois dépouillé. Je me serais bien gardé, si je l’avais pu, de transporter ailleurs cette demeure sacrée. Quelquefois un nuage blanc et léger semblait presque en effleurer le toit : c’était quelque obus ennemi, lancé au hasard, qui éclatait avant de toucher le sol. De pareils accidens faisaient bien. Tout ce qui évoque autour d’un symbole religieux les périls, les souffrances et la misère, tout ce qui ramène notre foi à ses obscures et sanglantes origines, doit être accueilli avec bonheur. Cette petite église, à portée de canon, où tant de bières hâtivement clouées ont fait une halte rapide, aura peut-être occupé ici-bas une grande place parmi les