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excès d’ardeur avec une aimable et attendrissante bonhomie. Il était arrivé jusqu’aux bords du fossé, et de là il avait contemplé la cime où plus tard il devait monter et tomber. Cette terrible action ne me rendit pas tous les gens à qui j’étais attaché. Ainsi j’appris avec un profond chagrin la mort du général de Lavarande, que j’avais connu autrefois en Afrique, et que j’avais revu avec bonheur sur le champ de bataille de l’Aima. Plein d’entrain, de verve, d’ardeur, aimant la guerre pour la guerre, comme certains artistes aiment l’art pour l’art, le général de Lavarande venait souvent passer ses soirées sous la tente du général Canrobert. Il était de ces rares esprits qu’aucun obstacle ne rebute, qui, animés d’une jeune et puissante confiance, envoient gaiement leurs pensées au-devant des périls où ils doivent bientôt se jeter. Un boulet emporta cette tête hardie et joyeuse où la vue se reposait avec plaisir. J’appris le même jour avec tristesse la mort du colonel de Brancion, dont l’âme austère et vaillante rappelait les âmes des croisés. J’écris ces noms en passant, parce qu’ils répondent à des visages restés dans mon souvenir. Combien d’autres noms j’écrirais, si je pouvais nommer ici tous ceux qui ont conquis de leur sang le droit de cité dans un royaume glorieux et infini, quoiqu’il se compose souvent à peine de quelques cœurs!

Il y a de plus douloureuses apparitions que celles des hommes les plus regrettés, ce sont les apparitions des funestes journées de notre histoire. La guerre de Crimée n’a compté qu’un jour néfaste; me voici arrivé à ce jour-là.

C’était le 18 juin, terrible date! l’anniversaire de cette immense bataille où s’abîmèrent une armée, un empire, un drapeau. Un étrange retour des choses humaines allait montrer, unis dans un suprême effort, combattant pour une même cause, ceux à qui cette date rappelait des souvenirs si opposés ; cette fois un même deuil devait couvrir, pour les deux nations que les événemens avaient rapprochées l’une de l’autre, cette portion du temps éclairée pour elles dans le passé d’une lumière si différente.

Nous savions, le 17 juin au soir, que le lendemain, aux premières heures du matin, une grande attaque serait tentée contre la ville. Pendant le combat acharné qui allait se livrer sur les remparts de Sébastopol, les Russes placés en face de nous pouvaient essayer de forcer nos lignes. Toutes les troupes campées sur les bords de la Tchernaïa reçurent l’ordre de prendre les armes le 18 au lever du jour. Ce lever du jour fut sinistre malgré un chaud et brillant soleil écartant sans effort les ombres transparentes d’une nuit d’été. Avec les clartés de l’aube, il s’éleva, du côté de la ville, une fusillade surpassant en étendue et en furie toutes celles dont avait en-