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nous sont occupées par des postes russes. C’est là que tirent continuellement ces batteries taquines, mais d’ordinaire inoffensives, désignées par les troupes sous ces sobriquets bizarres que toute l’armée a fini par adopter : Gringalet et Bilboquet. Les chevaux que l’on mène à l’abreuvoir, les hommes qui vont chercher du vert sur les rives de la Tchernaïa, les pêcheurs passionnés qui veulent charmer les loisirs du camp et améliorer leur souper en allant à la quête des écrevisses, sont sûrs de voir bondir auprès d’eux quelques boulets. Ces projectiles, lancés au hasard, qui vont presque toujours s’enfouir dans le gazon, n’inspirent guère au soldat que de la gaieté. J’assistai un matin à un duel des plus récréatifs entre l’une de ces batteries et un canon turc d’une grande portée que voulait essayer Omer-Pacha. Le général en chef de l’armée musulmane était venu déjeuner chez le général Canrobert. Le repas fini, il proposa une expérience de son canon, qu’il avait fait conduire sur nos hauteurs. On établit la pièce ottomane en face d’une redoute ennemie, et le feu commence. Un de nos boulets traverse la Tchernaïa; à un mouvement que les lunettes nous permettent d’observer chez nos voisins, nous pensons qu’il n’a point manqué de justesse dans sa portée. Les Russes nous ripostent par un projectile qui décrit une courbe immense, et vient labourer, au-dessous de nous, la colline où nous sommes campés. Le résultat de cette canonnade improvisée fut en définitive des plus insignifians. Je crois qu’aucun boulet, de part et d’autre, n’atteignit ce jour-là une créature vivante. Cependant cet incident est resté dans un coin de ma mémoire, parce qu’il se lie pour moi à certaines idées de joyeuse existence, de plaisirs imprévus et insoucians, puis parce qu’il m’a fait réfléchir, une fois de plus, à toutes les étranges révolutions dont les armes modernes menacent la guerre. Où s’arrêtera la force de cette poudre, que l’on compare sans cesse à celle de l’imprimerie, et qui a ouvert déjà en effet de si vastes brèches aux flancs du vieux monde ?

A quelques jours de cette distraction se place aussi un de mes meilleurs souvenirs, c’est-à-dire la reconnaissance que le général Morris fit dans la vallée de Baïdar. La division du général Canrobert faisait partie des troupes que commandait le général Morris dans cette opération. Nous partons le matin au lever du jour, et après une marche de quelques instans nous voilà engagés dans la vallée de Baïdar, qui, à cette époque de l’année (on était au mois de juin), me parut une réunion d’enchantemens. La route que suivait notre colonne passait entre des hauteurs couronnées d’arbres touffus et serrés, remplis les uns d’une sombre majesté, les autres d’une élégance altière. La forêt montagneuse dont nous sondions les profondeurs me rappelait la forêt chérie des romanciers et des peintres que le