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ce qui se passe; vous direz au major de tranchées que je n’ai plus le droit de lui faire demander des renseignemens, mais que je lui saurai gré des nouvelles qu’il me donnera. »

Ainsi la sollicitude pour l’œuvre qu’il avait dirigée survivait, chez le général en chef de la veille, à l’exercice du commandement, sollicitude profonde et sincère qui lui faisait former pour son successeur des vœux bien naturels, sans aucun doute mais où plus d’un cœur peut-être n’aurait pas apporté la même ardeur que le sien.

J’avais un grand trajet à accomplir pour arriver jusqu’aux attaques de gauche, où se passait l’action. J’étais guidé à travers les ténèbres, dans des chemins qui n’étaient plus ceux que je parcourais habituellement, par les bruits et les clartés du combat. La ville et les tranchées à l’horizon ressemblaient à ces régions du ciel où éclatent les orages des nuits d’été; elles formaient une sombre contrée où se succédaient de continuels éclairs. Parfois, au-dessus des nuages brûlans de fumée qui créaient dans l’ombre ce royaume des tempêtes, une lueur rapide étincelait dans des espaces solitaires : c’était quelque bombe ou quelque obus, devançant, par une explosion imprévue, le terme de sa course. Je m’acquittai de la mission dont j’étais chargé, et j’appris que, pour enserrer de plus près la ville, on avait tenté une entreprise qui avait réussi. Je revins au milieu de la nuit porter cette nouvelle au général Canrobert. Je le trouvai couché sous la modeste tente qu’il avait dressée dans son nouveau bivouac. Je le réveillai; il me dit quelques paroles affectueuses, et j’allai me reposer à mon tour. Tel fut le premier jour de notre nouvelle vie.

Cette nouvelle vie du reste ne tarda point à me sembler douce. Ce n’est pas en campagne heureusement que l’on peut garder longtemps une pensée chagrine. Je me le suis répété bien souvent : la guerre, c’est la paix de l’esprit. Parmi mes meilleurs souvenirs, je dois placer notre établissement sur les rives de la Tchernaïa, établissement qui eut lieu quelques jours après notre départ du quartier-général. Depuis le combat de Balaclava, les Russes avaient conservé des postes dans une partie de la vallée qui longeait notre plateau. On résolut de nettoyer cette vallée, de s’y établir, et de prendre la Tchernaïa pour limite. Le général Canrobert fut chargé de cette opération. Au milieu d’une admirable nuit de printemps, nous montons à cheval; depuis le matin, les troupes avaient reçu l’ordre de se tenir prêtes. Notre colonne s’ébranle en silence, et nous descendons dans la vallée. Les sentiers que nous sommes obligés de suivre sont faits plutôt pour le pied des chèvres que pour celui des chevaux. Cependant aucun accident ne retarde notre marche. Nos bêtes semblent heureuses comme nous de l’aventure où