Nul acte d’abdication qui ne porte en soi une secrète tristesse, pour ceux surtout qui en sont les témoins et qui mesurent toute l’étendue du sacrifice sans pouvoir en goûter les âpres jouissances. Ainsi la première soirée que passa le général Canrobert dans son nouveau campement m’a laissé une impression pénible que je retrouve encore. Nous dînions chez le général Espinasse, qui nous avait offert l’hospitalité du premier jour. L’heure était avancée déjà, et cependant nous étions encore à table. Dans les loisirs forcés que la vie militaire mêle soudain à une activité effrénée, on cherche à prolonger le moment des repas. C’est dans les camps que doit être né ce vieux proverbe : « on ne vieillit point à table. » Je ne sais pas si on y vieillit, mais je sais qu’on y est atteint parfois d’une mélancolie singulière. Assis devant une tasse vide, je regardais, derrière la fumée de mon cigare, tous ceux qui m’entouraient, et dont plus d’un a du reste disparu déjà pour toujours, depuis notre hôte, renversé par les balles autrichiennes à Magenta, jusqu’à mon voisin, son aide-de-camp, enlevé, à quelques jours de là, dans les tranchées par un accès foudroyant de choléra. Je songeais à tous les étranges hasards qui président aux réunions humaines et décident des lieux où l’on se retrouvera. Dans l’existence qui semble la plus opposée à l’habitude, on se crée si facilement une manière d’être coutumière, que mon regard et mon esprit cherchaient avec une sorte d’inquiétude, sous le nouvel abri où le sort m’avait conduit, les parois de la grande baraque où, la veille encore, nous prenions nos repas. Comment le souvenir de cette baraque, peu fait pour s’unir cependant à des idées de splendeur, me ramenait-il à l’acte dont j’avais alors l’âme frappée ? C’est ce que tout le monde comprendra. Et comment cette variété de pensées avait-elle fini par me jeter dans une sorte de songerie moitié philosophique et moitié maladive ? C’est ce que comprendront tous les rêveurs.
La conversation était tombée peu à peu ; elle ressemblait à ces foyers refroidis où l’on cherche en vain à rapprocher deux tisons renfrognés et décidés à ne plus se communiquer leur chaleur. Si je rêvais, quelques-uns autour de moi étaient endormis. Plus d’une tête, tantôt s’inclinant, tantôt se relevant par de brusques soubresauts, luttait contre la main pesante du sommeil. Voilà que tout à coup, du côté des tranchées, éclate une de ces fusillades qui font songer à un immense feu où l’on ne cesserait point de jeter un amas de matières pétillantes. Sur le fond de notes alertes et mordantes que forme la mousqueterie se détachent par instans les bruits violens et lourds de pièces tirant à toute volée. Évidemment il se livre sous les murs de la ville quelque ardent combat. Le général Canrobert me regarde alors. « Montez à cheval, me dit-il, et allez savoir