Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tapes de cette voie douloureuse où les siens avaient marché ! Jacob les égalait par les sacrifices et par l’épreuve.

La joie remplissait la maison du garde ; seul Jacob ne pouvait surmonter une invincible tristesse. Les choses qu’il avait le plus aimées, la chasse, le travail, la méditation, le laissaient morne. On le voyait errer au fond de ses vastes forêts et ne les quitter qu’à la nuit close. Un chagrin dont il ne parlait jamais le rongeait. On le surprenait parfois les yeux arrêtés sur le portrait de son aïeul, le visage bouleversé, les lèvres crispées et tremblantes ; alors, pendant toute une soirée, la vieille bible restait fermée devant lui. Il semblait avoir fait connaissance avec le remords. Le jour où pour la première fois on publia les bans de Rodolphe et de Salomé, Jacob disparut dans la montagne. Quand il revint le soir, il avait sur le front la pâleur d’un cadavre.

Un matin, en traversant le plateau, il rencontra une longue file de chariots qui descendaient vers la plaine, conduits par deux ou trois familles d’émigrans. — Adieu, Jacob ! lui dit l’un d’eux.

Ce mot frappa le garde comme une inspiration d’en haut. — Et moi aussi je partirai, ce sera une expiation, s’écria-t-il avec la sombre exaltation que jadis avaient eue ses pères.

Sa résolution prise, rien ne l’en détourna plus. Jacob voyait dans ce voyage qui allait le séparer de sa patrie d’élection, de ses amis, de sa fille, le rachat d’une trahison dont ses ancêtres lui demanderaient compte un jour. Il se frappait lui-même et se condamnait à l’exil. Il poursuivit donc les préparatifs de son départ silencieusement, mais activement, et aux derniers jours du mois de mai on apprit que Jacob Royal allait quitter la Herrenwiese. À l’insu des siens, il s’était démis de ses fonctions de garde et avait tout préparé pour une émigration lointaine. Avec Ruth, Zacharie et deux ou trois serviteurs qui ne voulaient pas l’abandonner, il allait partir pour l’Amérique. M. de Faverges avait été le premier prévenu de ce projet. Aux- observations que lui avait présentées l’ami de Rodolphe : — Et mon serment, l’avez-vous oublié ? avait répondu Jacob ; ne l’aurais-je pas prêté, et ce serment ne me contraindrait-il pas à quitter l’Allemagne, croyez-vous que je puisse me résoudre à ne jamais entendre la voix de celui qui sera le mari de ma fille se mêler aux nôtres quand nous invoquerons le Dieu tout-puissant en famille ? Non ! non ! je pars.

Quand il fut impossible de cacher à Salomé quelle résolution extrême son père avait prise, elle fut comme en sursaut tirée d’un rêve. Son premier cri fut qu’elle partirait avec lui. Elle se jeta à ses genoux pour obtenir la permission de le suivre. Jacob la serra sur son cœur. — Il a été écrit, dit-il, que la femme abandonnerait son