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quelque entreprise. Or le Piémont s’apprête à parer au danger de ce côté. Il aura sur pied au printemps une armée de deux cent mille hommes, et croit pouvoir au besoin tenir tête à l’Autriche sans recourir à la France ou à l’Angleterre.

Est-il vrai, comme on l’entend dire depuis quelque temps, que le Piémont, accomplissant l’annexion, devra se mettre en règle du côté de la France en lui cédant la Savoie ? À notre avis, la perspective de l’annexion de la Savoie à la France a été intempestivement soulevée par les journaux. Certes, si la Savoie manifestait spontanément et librement la volonté de se donner à la France ; si la Suisse, qui a des droits de neutralisation sur une partie de la Savoie, les abandonnait ; si l’Europe était prête à sanctionner une rectification de la frontière française du côté des Alpes, nous applaudirions à l’événement qui unirait à notre pays une population vaillante et nous donnerait ce que l’on appelle une frontière naturelle. Nous craignons seulement que la question de la Savoie, trop tôt agitée, ne soit mûre d’aucun côté. Elle n’a point été encore posée officiellement. La réponse de lord Granville à l’interpellation de lord Normanby le prouve surabondamment, suivant nous. La France pourrait, à deux points de vue, désirer l’annexion de la Savoie. Suivant les traditions d’une politique séculaire qui, nous avons essayé de le prouver plusieurs fois, n’est plus applicable à notre époque, la France pourrait considérer comme un danger la formation d’un grand royaume dans le nord de l’Italie, si cet état conservait avec la Savoie une des clés les plus importantes de notre territoire. C’est là le point de vue diplomatique et stratégique. La France encore pourrait travailler à s’assimiler la Savoie en revendiquant à son profit cette théorie des nationalités qu’elle a épousée dans la politique européenne. Ces deux points de vue, remarquons-le, le principe des frontières naturelles et le principe des nationalités, sont loin de s’accorder, le plus souvent même ils s’excluent radicalement l’un l’autre. Remarquons en outre que la France ne saurait être pressée de faire un choix entre les deux principes au nom desquels elle rechercherait l’union de la Savoie : elle a fait la guerre d’Italie avec des professions sincères de désintéressement ; bien que privée de plusieurs de ses frontières naturelles, elle n’a jamais eu plus de puissance intrinsèque et effective qu’aujourd’hui ; enfin, si elle entrait dans l’application du principe des nationalités à son profit en s’agrégeant des populations parce qu’elles parlent sa langue, elle créerait un précédent qui exciterait de nombreuses inquiétudes et qui mènerait loin. Nous ne serions donc point surpris que l’annexion de la Savoie, si elle était officiellement posée, et elle ne l’est pas, ne rencontrât de la part de l’Europe, du Piémont et de la Savoie, des objections qu’il serait imprudent de dédaigner.

Les objections européennes porteraient évidemment en général sur les conséquences que pourrait entraîner l’application à la rectification des frontières françaises soit du principe des frontières naturelles, soit du principe des nationalités, et en particulier sur les intérêts de neutralité de la Suisse. Certes le ministère actuel anglais ne peut être considéré comme défavorable au gouvernement français. Lord Granville, tout en déclarant qu’il n’y avait pas à ce sujet de question officiellement engagée, n’a pas caché que les vues