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sujet n’est autre chose qu’un prélude. Pendant qu’il accorde sa lyre, assis à ce foyer, dans cette fête domestique, en trois ou quatre vers il salue le vainqueur, il réjouit son vieux père, ses amis, et la cité qui le vit naître. Cela dit, s’il s’arrête, s’il prend son vol, ce n’est pas qu’il s’égare, c’est qu’il marche à son but. Ce but est d’honorer la sagesse des dieux, de célébrer le respect des ancêtres, de fortifier les cœurs, de graver dans les âmes l’enthousiasme de la vertu, de faire des citoyens, de préparer pour la patrie d’héroïques défenseurs.

Culte des dieux, culte de la patrie, voilà la poésie de Pindare. L’homme, la personne humaine, n’en est point le sujet, et n’y joue que le moindre rôle. Pindare ne serait pas dorien s’il voyait autre chose dans ses concitoyens qu’un peuple, un corps de nation. Il ne comprend, il ne peint les hommes et les choses que de haut et d’ensemble. Il plane sur la terre et ne l’habite pas. Point de peintures individuelles, encore moins de peintures fictives. Sa muse, c’est avant tout la vérité, l’austère et pure vérité. On sent qu’il est impropre, comme toute sa race, aux fictions du théâtre, et que sa gravité religieuse ne saurait se plier même au genre de mensonge le plus innocent de tous. Aussi M. Villemain s’attache avec raison à réfuter l’étrange erreur du compilateur Suidas, qui, pour donner sans doute plus grande idée du poète thébain, s’avise de lui attribuer je ne sais combien de tragédies. Personne, depuis deux mille ans, n’en a vu un seul vers, ni même entendu parler; mais ce qui, mieux encore que ce silence de toute l’antiquité, donne à Suidas un démenti, c’est l’œuvre même de Pindare, ce qui nous est connu, ce qui nous reste de son génie.

Or, il faut bien le dire, ce n’est pas un médiocre obstacle pour réussir chez nous que ce génie dorique, cette inflexible austérité. Nous sommes Ioniens et le serons toujours. Nous voulons bien suivre un poète dans ses élans les plus audacieux, aussi haut qu’il lui plaît de monter, mais à la condition de trouver dans ses vers, sinon l’intérêt du drame, du moins quelque chose d’humain. L’archaïque sublimité de Pindare, sa soi-disant monotonie, l’ampleur de ses épisodes, ses digressions philosophiques, patriotiques et religieuses, rien de tout cela ne m’effraierait, si çà et là je le voyais descendre jusqu’à l’émotion dramatique. J’entends par là non pas la scène, le théâtre; j’entends certains combats de l’âme que, même en dehors du drame, le poète peut toujours exprimer. Mais Pindare ne transige pas, il n’est pas lyrique à demi. Le vrai, le grand lyrisme est presque impersonnel, c’est-à-dire anti-dramatique. Pindare, même à Athènes, même à la cour d’un roi, n’introduira pas dans ses chants cette émotion cachée et communicative que se permet Eschyle, son