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comprendre? Mais, dans ce même siècle, les plus sublimes des lyriques, les prophètes de la sainte Écriture, n’étaient-ils pas admirés et compris? Malherbe, Corneille, Racine, n’en ont-ils pas sondé les effrayantes profondeurs et reproduit le merveilleux langage? Ce n’est donc ni l’ampleur, ni la témérité, ni l’exagération lyrique qui nous ont rebutés dans le poète thébain. M. Villemain suppose même que c’est ce lyrisme sacré, si bien traduit alors et en si grande estime, qui a comme étouffé le lyrisme païen. C’est Moïse, dit-il, c’est Isaïe, David, tout le chœur des prophètes, qui ont fait tort à Pindare. L’esprit des Psaumes nous a comme distraits et détournés de l’esprit des Pythiques.

J’admets l’explication, et cependant, si grand que fût alors l’empire de la poésie hébraïque et chrétienne, cet empire était-il absolu? Ceux de nos poètes qui l’ont le mieux interprétée n’ont-ils obéi qu’à elle? n’ont-ils pas maintes fois cherché l’inspiration ailleurs que dans la Bible, puisé à d’autres sources, à des sources profanes? L’auteur de Polyeucte n’a-t-il pas fait Psyché, et Racine n’a-t-il fait qu’Athalie? La question reste donc entière. De tous les grands modèles consacrés par l’antiquité et par elle transmis à nos respects, de tous les poètes grecs dont nous possédons des chefs-d’œuvre, Pindare est presque le seul dont le XVIIe siècle ne se soit point épris et qu’il ait délaissé sans honneurs et sans interprète. Pourquoi cette exception, et que lui manquait-il? Il lui manquait, faut-il le dire? d’être né quelques olympiades moins tôt, ou d’être, comme Homère, enfant de l’Ionie.

Archaïque et dorien, dorien d’esprit et de cœur encore plus que de dialecte, voilà ses deux méfaits. C’est par là qu’il ne peut s’entendre avec le XVIIe siècle, pour qui l’antiquité grecque commence à peine à Périclès, et qui n’accepte Homère, le vieil Homère, qu’en faveur du génie sans rudesse et des instincts civilisés et dramatiques qui sont le privilège naturel de sa race.

Ainsi ce n’est point à Pindare en particulier qu’on a chez nous tenu rigueur. Ce que nous avons négligé, mal compris, ce n’est pas son génie, c’est le génie de l’antiquité grecque elle-même dans sa manifestation la plus haute et la plus sévère, dans sa grandeur, dans sa force, dans sa liberté primitive, avec ses irrégularités apparentes, ses formes abruptes et heurtées, ses grands traits sans détails et presque sans nuances. Voilà, selon moi, l’excuse de notre longue insouciance. Pour sentir et comprendre Pindare, il nous manquait la clé non-seulement de ses propres beautés, mais de tout un ensemble d’idées, de sentimens, de contours et de formes dont il est un des représentans les plus persévérans et les plus insoumis.