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cette route que les bois, les fers du Canada, les marchandises anglaises, vont s’échanger contre les céréales et le coton des États-Unis ; le majestueux Saint-Laurent, avec la chaîne des grands lacs, divisait tout le nord du continent américain en deux régions distinctes, qui aujourd’hui sont mises en communication par le port de Montréal. Cette œuvre gigantesque a été accomplie dans les conditions les plus difficiles, sous un climat d’une rigueur excessive, dans un fleuve dont les débâcles sont extrêmement redoutables. Tous ces obstacles ont été heureusement vaincus; les piles colossales du pont de Stephenson peuvent soutenir l’assaut des glaces, et sur ces assises inébranlables s’appuie le tube en fer le plus solide et le mieux ajusté qu’on ait encore vu.

Robert Stephenson construisit encore deux ponts tubulaires sur le chemin de fer d’Egypte, l’un sur la branche du Nil de Damiette, l’autre au-dessus du large canal qui passe près de Basket-al-Seba. Les trains, au lieu d’entrer, comme pour le pont Britannia, à l’intérieur du tunnel rectangulaire, passent sur le sommet du tube. Quand il fut question de percer l’isthme de Suez par un canal de grande navigation, Robert Stephenson se prononça nettement contre ce projet à la chambre des communes. Il n’avait, il est vrai, visité que très rapidement l’isthme, et il faut croire aujourd’hui, sur le témoignage des personnes qui ont pu l’explorer à loisir, que les difficultés d’exécution entrevues par l’éminent ingénieur anglais ne sont point insurmontables, comme il le pensait : ce qui ne saurait être douteux, c’est qu’elles ne peuvent être vaincues qu’au prix de très lourds sacrifices. Quand on aura écarté de ce débat toutes les considérations qui pendant longtemps en ont entretenu la vivacité, il restera à examiner si ces sacrifices peuvent être suffisamment compensés. Dans ce jugement impartial et définitif, il faudra tenir compte de la concurrence du chemin de fer égyptien, mettre en balance l’économie de temps obtenue dans certains cas en traversant l’isthme et la dépense résultant du péage du canal, noter enfin l’accroissement graduel du tonnage des navires qui font le commerce de l’Inde et des mers de la Chine, les délais inévitables dans la navigation sur canaux. En discutant ces élémens complexes, on sera peut-être ramené à l’avis de Robert Stephenson, et il serait possible qu’en Egypte, comme dans l’Amérique centrale, les voies ferrées héritassent des brillantes destinées d’abord promises aux canaux de grande navigation.

On se tromperait fort, en tout cas, si l’on croyait que l’opposition de Robert Stephenson au projet d’ouverture de l’isthme de Suez lui fût inspirée par de mauvais sentimens à l’égard de la France : le grand ingénieur avait pour notre pays une vive admiration, et je