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lui proposera. S’il passe la nuit sous le même toit qui nous abrite tous, j’ai la fièvre. Je ne suis rassuré qu’au moment du départ. Rien jusqu’à présent ne me fait soupçonner que le péril soit imminent ; mais demain, mais après-demain, qui sait ?…

« Personne dans la maison ne se doute de mon amour pour Salomé, personne, si ce n’est peut-être Ruth. Elle a, tout en agitant son rouet, une manière de me regarder qui m’inquiète ; l’amitié particulière que me témoigne Zacharie, qui est son favori, et que je ne laisse jamais manquer de crayons et de papier, me protège seule. L’autre jour, en passant près de moi, elle a dit : — Dieu a, suscité les Philistins contre nous, et le repos d’Israël a été troublé !

« J’ai peur d’être seul si un malheur me frappe… »

Lorsque M. de Faverges reçut cette lettre, il n’avait par aventure aucune affaire à terminer. La pluie tombait effroyablement ; la saison était maussade ; les maisons où il était accoutumé à passer ses soirées semblaient s’être entendues pour fermer leurs portes. On sait en outre qu’il aimait Rodolphe sincèrement. Il se décida brusquement à partir, et partit dans les vingt-quatre heures. La singularité de l’aventure dans laquelle son ami était engagé n’était pas une des moindres choses qui l’attiraient à la Herrenwiese.

Quand il y arriva, rien n’était changé dans la situation réciproque de Rodolphe et de Salomé. — Ce qui était est encore, lui dit Rodolphe ; il me paraît seulement que je l’aime un peu plus.

Jacob Royal accueillit M. de Faverges comme un ami de son hôte. Salomé ne fut ni embarrassée ni empressée. Une heure après l’entrée du voyageur dans la maison, on n’aurait pas pu croire qu’un étranger en eût passé le seuil. Pendant la soirée, Salomé ne quitta point l’aiguille, Ruth son rouet et Jacob sa vieille bible. Huit jours s’écoulèrent ainsi. M. de Faverges étonné acquérait la conviction que rien n’était exagéré dans la peinture que Rodolphe lui avait faite de l’intérieur du garde. — Il faut que cette situation ait un terme, dit-il à son ami : il n’y a que l’égoïsme de l’amour qui puisse t’empêcher de voir la fatigue dont tous les traits de Salomé portent l’empreinte ; mais rien ne vaincra, j’en ai peur, l’obstination de Jacob. Tu avais raison, c’est un formidable huguenot ! La nuit j’entends en rêve le choral de Luther. Quoi qu’il arrive, il est temps de parler au forestier. Je m’en chargerai, si tu veux.

— Garde-t’en bien ! s’écria Rodolphe ; il me faudra partir s’il dit non !

M. de Faverges insista. — Si tu l’aimes à ce point que tu ne puisses pas te passer de Salomé, abjure, dit-il ; elle est femme, et les femmes pardonnent les vilaines actions que l’amour fait commettre.

— Pas elle ! murmura Rodolphe.