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qu’ils ont déployées que des œuvres qu’ils ont accomplies. Fonder un état dont les destinées pussent marcher de pair avec celles de l’Union américaine ne pouvait être l’œuvre d’un seul homme : il y eût fallu le concours d’un peuple; mais pour donner le jour à ces chétives républiques du Nouveau-Monde, que le moindre souffle pouvait éteindre et qu’une anarchie périodique n’a cessé d’ébranler, pour les préserver d’une dissolution immédiate, pour les défendre contre l’ennemi étranger, les protéger contre l’ennemi intérieur, Bolivar dépensa peut-être plus d’énergie, plus de ressources, plus d’abnégation et de magnanimité que l’heureux fondateur des États-Unis. Il fut, lui aussi, un grand homme de Plutarque.

Avant de quitter La Guayra, je réclamai la protection du libéra+eur pour le commerce français dans les villes qui dépendaient déjà de son gouvernement, ou que le sort des armes ferait tomber en son pouvoir. « Vous pouvez, me fit-il répondre, assurer M. L’amiral que le commerce français ne sera nulle part aussi protégé que dans la république de Colombie. Nous avons dernièrement pris deux fois Caracas, la ville la plus attachée à l’Espagne. Aucun désordre n’y a eu lieu, même envers les Espagnols. Que ferions-nous donc pour une nation qui donne en ce moment au monde dans notre guerre de famille un si bel exemple de neutralité ! »

Le 4 juillet, à dix heures du matin, les troupes espagnoles qui occupaient La Guayra s’acheminèrent vers la plage. Les canots de la division française étaient prêts à les recevoir. L’embarquement ne put s’effectuer qu’avec les plus grandes difficultés. La mer déferlait violemment sur le rivage. Nos canots n’auraient pu s’en approcher sans courir le risque d’être engloutis; ils durent rester mouillés en dehors de la barre. Les malheureux Espagnols, pour atteindre ces embarcations, étaient forcés de s’avancer dans l’eau jusqu’aux épaules; des femmes mêmes, épuisées par les affreuses privations qu’elles venaient de subir, se voyaient réduites à cette cruelle nécessité. C’était un spectacle à la fois touchant et douloureux. A une heure, il ne restait plus à terre que le colonel Pereyra et quelques officiers. Un canot que j’avais fait réserver pour eux les conduisit à bord du Centaure. Leur mâle physionomie s’éclaira d’un rayon de joie quand ils reconnurent, rangées en faisceaux, les armes de leurs soldats, que, malgré l’état de la mer, nous étions parvenus à sauver.

Je ne me rappelle pas sans émotion les sentimens généreux que manifesta dans cette circonstance le bravé équipage du Centaure, Transis de froid, pouvant à peine se soutenir, les Espagnols étaient montés à bord de notre vaisseau dans un état de détresse et de dénûment qui ne rappelait que trop toutes les Souffrances qu’ils venaient d’endurer. Ils y étaient à peine depuis quelques minutes qu’il