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route pour Lisbonne. La séparation du Brésil et du Portugal se trouvait accomplie.

Ce grave événement semblait clore ma campagne. Parti de Rio-Janeiro le 5 mai, je ne m’arrêtai que quelques jours à Bahia. Il ne me restait plus qu’à toucher aux Antilles avant d’opérer mon retour en France; mais, arrivé à la Martinique, j’y appris que la lutte qui se poursuivait avec acharnement sur la côte de Colombie entre les royalistes et l’armée de Bolivar avait mis en péril la sûreté de plusieurs de nos bâtimens de commerce. Après en avoir conféré avec le gouverneur de la Martinique et le contre-amiral qui commandait alors la station des Antilles, je me décidai à me porter devant La Guayra et Puerto-Cabello pour y faire respecter le pavillon du roi. Je devais longer ainsi la côte ferme, remonter ensuite au vent de Saint-Domingue, suivre toute la côte septentrionale de cette île, passer de là entre la Jamaïque et l’île de Cuba, toucher à La Havane, et me diriger de ce point vers les côtes des États-Unis, dernière étape d’où je partirais complètement ravitaillé pour traverser l’Atlantique.

Dans les premiers jours de juillet. J’arrivai en vue de La Guayra. Bien que le pavillon espagnol y flottât encore, la situation de la garnison était désespérée. Bolivar venait de gagner la bataille de Carabobo sur les généraux La Torre et Morales ; il les avait contraints à se réfugier dans Puerto-Cabello et avait investi La Guayra avec un corps de quatre mille hommes. Il tenait renfermés dans cette place, qu’avaient abandonnée ses habitans, le colonel Pereyra et neuf cents soldats espagnols. Depuis deux jours, cette malheureuse garnison n’avait eu pour toute nourriture que quelques cannes à sucre. La vue du drapeau français rendit un peu d’espoir aux assiégés. Le colonel Pereyra me fit dire qu’il était résolu à s’ensevelir sous les décombres de la place avec ses Indiens et ses nègres, si l’ennemi ne les recevait pas à merci, mais qu’il me suppliait de sauver les Européens, pour lesquels le vainqueur serait sans pitié. Il fallait prendre une prompte résolution : les Espagnols n’avaient plus de munitions, la plupart des canons de la place étaient encloués, et une attaque de vive force pouvait avoir lieu d’un instant à l’autre. Cette attaque aurait eu facilement raison de soldats exténués de fatigue et mourant d’inanition. Pouvais-je cependant venir aussi ouvertement au secours de l’armée royaliste? La soustraire aux conséquences inévitables de sa défaite, n’était-ce pas frustrer le vainqueur et manquer à la rigoureuse neutralité qui m’était prescrite? Je n’hésitai pas longtemps; je connaissais trop bien le caractère impitoyable des guerres civiles. Si je rejetais la prière de ces braves soldats, je les livrais à une mort certaine. A aucun prix, je n’aurais voulu souiller