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le sirop de la marmite dans un baquet où il se fige lentement, puis on le découpe en panelas, petits pains rectangulaires qui forment avec les bananes la base de l’alimentation dans les provinces septentrionales de la Nouvelle-Grenade; il arrive souvent que des Indiens et des nègres se contentent de sucre à leurs repas. J’ai calculé que sur les côtes atlantiques de la Colombie chaque personne mange plus de cent cinquante kilogrammes de sucre par an. Dans aucun pays du monde, pas même dans les Antilles, la consommation de cette denrée n’est aussi considérable; nulle part aussi la canne n’est plus riche en sucre, et bien que les moyens d’extraction soient tout à fait primitifs, cependant le rendement du vin de canne en sucre cristallisé est d’environ seize pour cent.

La nuit venue, Simonguama, voulant me donner l’hospitalité en véritable caballero, fit déployer par sa femme une grande toile neuve tissée avec les feuilles fibreuses de l’agave; puis, montant sur un tronc de gayac qui servait alternativement de chaise et de table, parvint à hisser cette toile sur mon lit, espèce de claie fixée au-dessous du toit. Jamais peut-être un Indien n’avait montré pareil luxe, et je manifestais ma reconnaissance à Zamba lorsque tout à coup un scorpion long de près d’un demi-pied tomba d’un pli de la toile. Mes remerciemens expirèrent sur mes lèvres, et ce fut avec une véritable frayeur que je grimpai sur ma couche. Ma nuit fut assez peu comfortable, je l’avoue; il me semblait à chaque instant qu’un autre scorpion allait me plonger son dard dans les chairs. Le lendemain, en descendant du perchoir de cannes sauvages sur lequel j’avais si désagréablement passé la nuit à dix pieds au-dessus du sol, j’engageai Simonguama à m’accompagner à la Horqueta; mais il m’avoua ne pas connaître cette région des montagnes et n’avoir parcouru que les sierritas du voisinage. Il s’offrit en même temps à me conduire jusqu’à Masinga, village situé au sommet d’une terrasse très élevée d’où l’on jouit d’une vue admirable sur la mer et sur la plaine de Sainte-Marthe. Il m’affirmait que là je trouverais facilement un guide. En effet, à peine eus-je adressé ma demande au caporal ou cacique des Indiens de Masinga, que celui-ci me présenta un jeune homme qui, disait-il, pourrait me mener « en toda parte del mondo » (dans toutes les parties du monde). Je me hâtai de conclure le marché avec ce guide incomparable, et nous partîmes aussitôt.

Pendant plusieurs heures consécutives, nous marchâmes à travers la forêt, sur le versant d’une vallée où nous entendions rouler un torrent, puis nous suivîmes un chemin frayé par les chèvres au milieu de pâturages, et vers deux heures de l’après-midi nous arrivâmes sur un plateau aride où se perdait toute trace de sentier. En face, bien au-dessus de nos têtes, apparaissait, bleue et sereine, la