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plaine la base de la chaîne montagneuse, puis s’engage dans un défilé entre cette chaîne et quelques mamelons rocheux couverts de cactus. C’est par là que, pendant les fortes crues, le Manzanarès déverse ses eaux et menace la ville de Sainte-Marthe. Dans chacune de ses inondations, il apporte avec lui d’énormes quantités de sable qui recouvrent les chemins de leur masse mouvante et rendent la marche extrêmement pénible. Au-delà du fleuve, que l’on traverse à gué, la route devient excellente, et l’on atteint en quelques minutes le village de Mamatoco, longue rue bordée de cabanes et aboutissant à une petite place où s’élève une maison à fenêtres et à vérandah, appartenant au consul anglais.

Presque tous les Indiens, hommes, femmes et enfans, étaient occupés dans leurs jardins et dans leurs champs de cannes ; la rue était déserte, et les seuls habitans du village semblaient être les vautours gallinazos, perchés sur les toits de feuilles de palmier. Rien de spécial ne me retenant à Mamatoco, je pris congé de Ramon Diaz après avoir demandé les renseignemens nécessaires, et je m’empressai de gravir le sentier montueux qui mène à travers les forêts à la belle vallée de Bonda. Mon ancien compagnon de voyage, Simonguama, me reçut avec une explosion de joie et courut appeler tous ses amis pour fêter avec eux ma bienvenue par une bouteille de chicha ; ensuite il me servit un repas de fruits et de pichipichis[1], et me fit promettre de passer la nuit dans sa cabane. Pour m’en faire les honneurs, il me montra ses outils, ses instrumens et jusqu’à ses habits; mais il oublia de me présenter à sa femme, Indienne effarée, dont la chevelure en désordre flottait au vent comme une crinière de cheval. Jamais son mari ne lui adressait la parole; il se contentait de lui donner par signes des ordres qu’elle comprenait du reste admirablement, et s’empressait d’exécuter aussitôt. Devant les étrangers, la femme de l’Indien est toujours une esclave muette. D’où vient cet effacement absolu de l’épouse, lorsqu’elle voit pénétrer un tiers dans la cabane conjugale? Peut-être d’un raffinement de jalousie chez l’époux. Avec cette religion qu’il met en général dans tous ses actes, il considère sa femme plutôt comme une institution que comme une personne; elle est sa propriété par excellence, et pour mieux la sauvegarder, il ne veut pas même qu’elle soit admirée. Le musulman voile sa femme; plus jaloux encore, l’Indien l’abaisse systématiquement devant l’étranger : il en fait une esclave, lui défend la parole, presque le regard, lui ôte toute individualité et la supprime pour ainsi dire.

  1. Petits coquillages bivalves offrant une certaine ressemblance avec le cardium esculentum.