Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/626

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sierra). — Comment! les villages sont déserts? — No, pero no hay gente, le digo, no hay que Chinos (non, mais il n’y a personne, vous dis-je, il n’y a que des Chinois). » Doublement étonné par cette assertion contradictoire qui niait l’existence d’habitans dans les villages et affirmait en même temps que des Chinois s’y étaient établis, j’insistai pour avoir la clé de cette énigme, et j’appris que les habitans de la plaine, blancs et noirs, étaient seuls connus sous le nom de gente (gens); quant aux Indiens, ils n’avaient pas droit au titre d’hommes, ils n’étaient que des Chinois. Ce nom, de même que celui d’Indiens, évidemment imposé aux indigènes de l’Amérique par les premiers conquistadores, est une nouvelle preuve que les Espagnols étaient fermement persuadés d’avoir découvert les côtes orientales de l’Asie. Christophe Colomb croyait que les côtes de Veragua, près de Portobello, étaient à neuf journées de marche de l’embouchure du Gange. Pour lui, l’île de Cuba n’était autre que le Japon ou royaume de Cipango, la Côte-Ferme était une péninsule de la vaste et mystérieuse Terra Sinensis, et les Peaux-Rouges étaient des Chinois ou des Indiens. Dans l’embarras du choix, on leur donna les deux noms, dont l’un a été adopté en Europe, tandis que l’autre s’est perpétué dans le pays jusqu’à nos jours. Longtemps les fiers Castillans refusèrent le nom d’hommes aux indigènes et les traitèrent comme des bêtes brutes. Les nègres importés d’Afrique ne furent pas respectés davantage dans l’origine; mais, par suite des croisemens et de l’abolition de l’esclavage, le mélange entre blancs et noirs s’opéra graduellement, tandis que les Indiens restaient à l’écart dans leurs vallées montagneuses. Peu à peu les nègres et les mulâtres, avec leur outrecuidance naïve et la puissance d’assimilation qui les distingue, se sont rangés hardiment dans la gente, et laissent aux Indiens seuls la qualification dédaigneuse de ninguno (personne). Il va sans dire que nul ne fait cette distinction injurieuse dans les états plus civilisés de la Nouvelle-Grenade, sur les hauts plateaux où les Indiens forment la plus grande partie de la population et sont depuis longtemps nés à la vie politique. Les tribus indiennes qui ne sont point encore fusionnées dans la masse du peuple et vivent à part dans leurs villages ou leurs ranchos sont les seules que les habitans des villes se permettent de traiter ainsi; elles forment tout au plus la vingtième partie de la population néo-grenadine.

Le désir de voir ces Chinos ne pouvait qu’augmenter mon ardeur pour l’excursion de la Horqueta. Mon ami Ramon Diaz s’offrit à m’accompagner jusqu’à Mamatoco, village indien situé à une lieue de Sainte-Marthe, sur la rive gauche du Manzanarès. Le large sentier qui mène à ce village traverse les jardins, longe au nord de la