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atmosphériques les calculs que l’ingénieur de Prony a faits pour les fleuves : on apprendrait ainsi à quelle hauteur au-dessus du niveau de la mer se fait sentir le maximum de force du vent alizé dans chaque saison et dans chaque latitude. Ce travail, qui, pour être complet et concluant, demanderait du reste de très nombreuses expériences, serait rendu plus facile par la régularité avec laquelle ce vent de la zone tropicale souffle sur les eaux; loin de se propager, comme les vents de nos climats, par une succession de bouffées violentes que séparent des intervalles de repos, la brise alizée se meut à travers l’espace avec une impulsion toujours égale: c’est un courant dont la vitesse ne change pas.

Ma seconde excursion fut plus longue et moins facile que la première. Il s’agissait de traverser à son embouchure le fleuve Manzanarès, de longer la plage jusqu’aux ruines du fort de San-Carlos et de gravir la montagne qui le domine. Rien de plus aisé en apparence; mais je comptais sans une république de chiens sauvages, qui avaient établi leur campement sur la rive gauche du fleuve, et ne laissaient pas sans bataille envahir leur domaine. A peine avais-je traversé la barre, longue levée de sable alternativement baignée par les eaux douces du Manzanarès et les eaux salées de la mer, que je vis cinq mâtins vigoureux se lever d’un bond des hautes herbes où ils étaient couchés et s’élancer vers moi, l’œil ardent, le cou tendu. En un instant, j’étais environné, et les cinq gueules furieuses s’ouvraient pour me dévorer, lorsque, me saisissant d’un morceau de bois échoué sur le sable, je cassai la mâchoire à l’animal le plus acharné. Ce fut un coup de théâtre; les mâtins s’arrêtent, remuent la queue en signe d’affection, et se couchent à mes pieds. Plus que tous les autres, le chien à la mâchoire pendante et ensanglantée me regarde avec une servile tendresse. Ce revirement soudain valut pour moi, je l’avoue, la lecture d’un long article d’histoire ou de philosophie. Que d’hommes, que de peuples se sont ainsi courbés sous la main qui les frappait! Combien d’esclaves n’y a-t-il pas en Amérique qui ont gémi sous le fouet du commandeur, qui n’ont jamais pu goûter les plus simples joies de la famille, et qui cependant aiment lâchement leurs maîtres, et sacrifieraient même leur vie pour eux!

Une demi-heure après, j’arrivais au fort de San-Carlos, dont les bastions se dressent sur un rocher en travers de la plage. Les murailles sont démantelées, les canons, exposés depuis plus d’un siècle à l’âpre vent de la mer, tombent par écailles rouilleuses, l’Océan s’est creusé des grottes dans les casemates. Rien de plus paisible que tout cet appareil de guerre ébréché par le temps ; nulle part on ne peut mieux rêver qu’au pied de ces remparts qui depuis si long-