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blent chez celle de leurs amies qui célèbre sa fête patronale, et dansent autour d’un reposoir décoré de fleurs et de guirlandes; à côté de l’image de la patronne sont suspendus tous les objets précieux qu’on a pu trouver dans la maison : des colliers, des bracelets, des éventails, des pièces d’étoffe, de vieilles estampes françaises représentant l’ensevelissement d’Atala ou la mort de Poniatowski. Les ménétriers, jouant avec une espèce de furie leurs aigres ritournelles, sont juchés sur des meubles recouverts de pièces de calicot, et ne se reposent que d’heure en heure pour absorber à la hâte un verre de chicha. Entre qui veut, soit pour danser, soit pour goûter aux rafraîchissemens qui circulent aux frais de l’hôte et de ses ninas. La maison devient propriété publique, et cela tous les soirs jusqu’à l’anniversaire de la fête d’une autre jeune fille.

Grâce à la beauté des nuits, les promeneurs sont encore plus nombreux sur la plage que les danseurs dans les salles de bal. Ceux qui n’ont pas vu la splendeur des nuits tropicales ne peuvent se figurer combien sont douces les heures passées sous la lumière voilée des nuits équatoriales; ils ne savent pas jusqu’où peut s’élever la jouissance exquise de l’être physique caressé par la limpide atmosphère qui le baigne : tous les sens sont flattés à la fois, et chaque mouvement est si doux à faire qu’on pourrait se croire dégagé des chaînes de la pesanteur. Le ciel, où les étoiles scintillent avec une clarté quatre fois plus grande que dans la zone tempérée[1], est presque toujours libre de nuages, et l’on y peut contempler tout entière l’arche flamboyante de la voie lactée. La lumière zodiacale, que la plupart des astronomes américains prétendent être un anneau semblable à celui de Saturne, arrondit son orbe immense à l’occident ; au sud, apparaissent comme des flocons de neige les nuages magellaniques, groupes de constellations aussi vastes que notre ciel et cependant perdus comme une vapeur dans l’infini de l’espace. A chaque instant, des étoiles filantes, beaucoup plus volumineuses en apparence que celles de nos climats et laissant toujours derrière elles de longues traînées de diverses couleurs, traversent le ciel dans tous les sens. Parfois on dirait les fusées d’un feu d’artifices; cependant je n’ai jamais entendu la moindre explosion. Cette circonstance, le nombre et le volume des étoiles filantes semblent donner un grand poids à l’opinion des savans qui ne voient dans la plupart de ces météores autre chose que la combustion spontanée des gaz échappés aux marécages. En effet, il ne fermente nulle part autant de matières putrescibles que dans les lagunes des forêts tropicales, et les gaz qui s’en élèvent constamment suffisent sans aucun doute à former de

  1. D’après Alexandre de Humboldt.