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seul. Aidé ensuite de quelques livres, il avait su rédiger pour son usage personnel des cours de philosophie, de littérature, de géométrie. Cependant la variété de ses connaissances ne lui avait pas inspiré la moindre ambition ; il restait sans fausse honte dans la tienda de sa mère, où il vendait peut-être une quinzaine de bananes par jour. S’il était sans ambition, il n’était point sans orgueil, et savait bien que ce n’est pas la position sociale, mais la dignité personnelle qui fait la valeur de l’homme.

Ramon Diaz et ses amis n’étaient pas seuls à égayer mes journées; j’avais aussi d’autres visiteurs : le singe attaché à une longue corde, qui, las de se balancer à une branche, venait de temps en temps me donner une accolade ; le perroquet, qui me récitait les noms de tous les enfants du quartier et s’interrompait souvent par le cri de burro ! burro ! (âne! âne!), appris sans doute des Indiens, qui encouragent ainsi leurs montures; la petite perruche verte, qui penchait la tête d’un air timide et câlin, comme pour demander un baiser, puis lustrait avec son bec ses ailes étendues, et gazouillait joyeusement quand je lui jetais les fruits rouges du cactus. Ainsi entouré d’amis, et d’ailleurs un peu affaibli par la chaleur, je ne pouvais consacrer toutes mes heures au travail. Cependant mes études, pour n’être pas austères, n’en étaient pas moins profitables. On peut apprendre aussi même en jouissant, et le balancement de mon hamac, les ombres des feuilles découpées sur le parquet à travers les colonnes de bois du fatio, la vue de la coupole lézardée de la cathédrale se dessinant en violet sur le fond bleu du ciel, toutes ces choses servaient à graver irrévocablement dans mon esprit chacune de mes réflexions. Dans le silence du cabinet, surtout pendant les nuits froides et lugubres de nos pays du nord, celui qui cherche la vérité la découvre nue dans toute sa majesté sereine, et peut la regarder face à face sans que rien vienne troubler sa contemplation. Cette conquête a quelque chose d’héroïque ; elle est certes la plus essentiellement humaine, mais elle est solitaire pour ainsi dire et n’emprunte sa poésie à rien de ce qui l’entoure. Au milieu de la nature tropicale, cette puissante magicienne qui embellit tous les objets, chaque pensée devient en même temps un tableau ; les froides abstractions du nord s’harmonisent avec le milieu qui les environne, et souvent une idée attend pour pénétrer dans l’esprit qu’un rayon de soleil se fasse jour à travers le feuillage. Les âmes vibrent à l’unisson de la grande âme de la terre.

Avec la soirée viennent les bals et les promenades. Les joueurs de tambourin et de castagnettes se réunissent au coin des rues et improvisent des concerts que des enfans imitent de loin à grand renfort de chaudrons et de crécelles. Les jeunes filles se rassem-