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la Herrenwiese. Les bûcherons qui travaillaient dans la forêt remarquèrent que Jean avait ses plus beaux habits, bien qu’il eût plu la veille, et que le terrain fût mauvais. — Eh ! eh ! dit l’un d’eux, il n’a pas peur de gâter ses bottes ni de mouiller les pans de sa redingote noire ! j’imagine qu’un mariage est au bout de la promenade. — Bientôt après, le gilet écarlate et le bonnet de peau de renard de Jean avaient disparu derrière un coude du sentier. Vers midi, l’éclusier arriva sur le plateau. Jacob fumait sa pipe sur le seuil de sa porte ; Jean l’aborda, et ils causèrent en marchant à petits pas dans la prairie. Quand ils eurent fait trois ou quatre tours, Jacob et Jean échangèrent une poignée de main, et ils entrèrent dans la maison. Salomé travaillait ; Rodolphe était non loin d’elle qui lisait. Au premier regard, Rodolphe reconnut le jeune homme qui, dans la cérémonie du baptême dont il avait été témoin, avait figuré comme parrain à côté de Salomé.

— Voilà Jean notre voisin, dit Jacob ; il marche selon les voies du Seigneur, il est honnête selon le monde, il t’aime, et il vient me demander si tu veux devenir sa femme.

Salomé se leva plus froide que le marbre. — Est-ce un ordre, mon père ? dit-elle.

— Non, répondit le garde ; je crois que Jean sera bon pour toi, et que tu ne manqueras de rien dans sa maison.

— Vous êtes bon pour moi, et je ne manque de rien dans la vôtre, répondit-elle.

Jacob prit la main de sa fille. — Tu as la jeunesse en partage, et il est dans ma destinée de rendre compte de mes actions avant toi, ajouta-t-il avec une sorte d’insistance ; à l’heure de notre séparation, ce sera pour moi une consolation de penser que je laisserai ma fille auprès de quelqu’un qui sera son ami et aura le droit de la protéger.

Le regard de Salomé glissa sur Rodolphe. Le livre qu’il lisait était tombé à ses pieds ; il était affreusement pâle.

— Me permettez-vous d’attendre encore, mon père ? Répondit Salomé d’une voix faible, je ne voudrais pas apporter à mon mari un cœur qui ne fût pas tout à lui. Donnez-moi le temps de savoir si je puis aimer Jean comme il m’aime.

Jacob Royal se tourna vers l’éclusier : — Tu l’as entendue, dit-il, prends patience. D’ailleurs, si tu as besoin d’une compagne, et il n’est pas bon que l’homme reste seul, n’hésite pas, cette maison te sera toujours ouverte.

Tandis que Jacob parlait, Salomé s’appuyait d’une main contre la chaise qu’elle avait quittée ; elle tenait ses yeux baissés et tremblait de rencontrer ceux de Rodolphe.