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bonhomie qui est de toutes les armées. Quand le drapeau qui indiquait cette trêve venait à s’abaisser, toutes les têtes se retiraient en même temps derrière leurs abris habituels, et quand le signe pacifique avait entièrement disparu, le feu reprenait de part et d’autre, les balles recommençaient à venir se loger dans les gabionnades ou se promener en sifflant dans les tranchées. Il est arrivé plus d’une fois, dans ces courts intervalles entre la guerre des longues heures et la paix d’un moment, qu’une tête curieuse semblait sur le point de s’attarder au-dessus d’un parapet ou d’une embuscade. Alors, en face d’elle, un geste charitable lui indiquait d’avoir promptement à se rendre invisible. Peut-être ces faits sembleront-ils à quelques hommes une arme contre la guerre. Empruntant à Jean-Jacques ses accens indignés à propos de la superstition païenne, ils s’écrieront : « Vous voyez bien que l’instinct moral la repousse des cœurs. » Pour moi, dans les actes de cette nature, je salue ce sentiment à la fois humain et altier, délicat et viril, qui porte avec tant de jeunesse un vieil et glorieux nom, destiné, je l’espère, à ne pas s’éteindre encore, qui s’appelle la chevalerie.

Notre vie était remplie de tous les incidens que je viens de peindre, quand arriva un événement qui a laissé en moi des traces vives et profondes encore, malgré les années écoulées. Un matin, le général en chef réunit autour de lui ses officiers, et leur apprit qu’il abandonnait son commandement. Je sus alors, par mes propres impressions, ce que l’âme humaine peut avoir parfois d’impersonnel, comment à certaines heures on peut sentir soudain toutes les énergies de sa vie se mouvoir dans une existence complètement étrangère à la sienne. Ce que j’éprouvai fut ressenti par tous les cœurs avec une force que je ne saurais rendre. Cette résolution, pleine d’une si incontestable grandeur, produisit une émotion dont il serait impossible aujourd’hui de faire comprendre toute l’étendue et toute la puissance. « L’abdication du général Canrobert, écrivait M. de La Tour du Pin, c’est la mort de M. de Turenne. Voilà une armée entière dans l’attendrissement. » Le capitaine expérimenté et hardi que cet acte inattendu portait aux degrés les plus élevés du commandement en avait le premier apprécié la générosité et la noblesse avec une chaleur connue de tous. On se répétait sous les tentes des entretiens entre le général Canrobert et son successeur ; ces entretiens sont acquis désormais à l’histoire : il y règne un caractère que l’on est toujours tenté de refuser à son époque, et qu’on est convenu depuis des siècles d’appeler un caractère antique, pour le reléguer dans les plus lointaines régions du temps.


PAUL DE MOLENES.