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fois, je l’embrassais, je le pénétrais, je descendais dans ses profondeurs sacrées, je sondais ses redoutables mystères.

Le général en chef trouvait dans son cœur des paroles pleines de vie qui ranimaient tour à tour ces patiens sur leur douloureux grabat. Il répétait à ces élus de la souffrance les mots magiques qui font donner à nos soldats, avec un sourire, jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Il parlait au mutilé de l’accueil qui fêterait son retour parmi les siens, à l’agonisant de ces amours qui fleurissent jusque dans le trépas, de Dieu et de la patrie. Je n’oublierai jamais cette revue d’hommes rangés pour la plupart sur le seuil d’un autre monde. Elle resplendissait d’une grandeur idéale plus éblouissante mille fois que toutes les grandeurs visibles. Au lieu de visages animés, de formes robustes, l’œil ne voyait que des figures hâves, toutes semblables à des fantômes; au lieu d’uniformes étincelans, c’étaient des draps trempés déjà par les sueurs de maintes agonies ; enfin tout l’appareil de la misère, tous les apprêts du sépulcre remplaçaient l’appareil de la gloire et les apprêts du combat. Mais on sentait là quelque chose de plus émouvant que le roulement du tambour et même que le salut altier du drapeau ; on sentait à cette revue de mourans, non plus les signes, mais la présence même des choses invisibles et sacrées pour lesquelles on embrasse la mort.


X.

Le général en chef m’ordonna un matin de monter à cheval et de l’accompagner. Il prit la route des tranchées de droite. Tout à coup il s’arrêta devant une grande baraque où j’entrai avec lui. Dans le coin de cette baraque, on avait dressé un lit où était couché, avec une blessure mortelle, le général Bizot.

Il m’avait été permis bien souvent de voir le général Bizot dans les tranchées. C’était une bravoure à part que celle dont était doué ce chef intrépide de notre génie : c’était une bravoure en harmonie avec la nature même de l’arme qu’il contribuait si puissamment à illustrer. Sans cesse debout sur les parapets, poursuivant sa tâche savante avec une calme et infatigable ardeur, il avait l’air de ne compter pour rien les projectiles de toute sorte dont il était entouré. Un matin, au détour d’une tranchée, cet homme, qui depuis plusieurs mois chaque jour bravait impunément la mort, fut atteint par une balle qui lui brisa la mâchoire et causa dans son corps tout entier de graves désordres. Une grande perte fut imminente pour notre armée.

Nul homme ne pouvait mieux comprendre et plus aimer que le général Canrobert ce cœur droit et honnête du général Bizot, ce