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pondent si mystérieusement aux grandes émotions et aux grandes scènes de l’âme et de la vie humaine. J’ai vu, dans ces soldats portant des boulets, notre armée entière portant le signe de cette mort violente qu’elle accepte à toute heure avec une soumission glorieuse; j’ai pu penser au Christ qui porte sa croix.

Si les camps même ont ce triste aspect, quel spectacle offrira la tranchée! C’est là qu’il faut entrer un matin, quand les troupes n’ont pas été relevées encore. Imaginez-vous ces hommes qui viennent de passer sous le ciel, dans un fossé, appuyés à une gabionnade, toute une nuit de décembre ou de janvier! Quelques-uns d’entre eux ont trouvé dans le froid un ennemi si âpre, si furieux, qu’à cette bataille des frimas ils ont reçu d’inguérissables blessures. Les voilà impotens : ils ont eu une main ou un pied gelé. Mais le plus grand nombre est debout, dispos, poursuivant sa laborieuse tâche avec une indomptable énergie. Si la nuit qui vient de finir a été marquée par quelque entreprise des assiégés, les civières qui se dressent entre les parapets sont toutes rigides d’un sang glacé, et çà et là, tout en marchant sur la neige, on se rougit les pieds. Le jour qui vient de succéder aux ténèbres dans ces lieux de mort et de souffrance ressemble à ce jour que les passagers d’un navire perdu voient se lever sur les implacables solitudes d’une mer haineuse et sans pitié. Il vient ajouter à la cruauté des objets qu’il éclaire, en versant sur eux, avec sa lumière, le pesant ennui des choses cent fois revues et répétées. Ainsi à travers son créneau le tirailleur, quand les ombres se dissipent, aperçoit devant lui cette même ville au front morne, où la vie ne se trahit que par la fumée du canon. La tranchée se remontre à lui sous ses traits invariables. Les balles écrêtent la cime des parapets; un boulet qui renverse un gabion, une bombe qui éclate dans le fossé, continuent la série des accidens quotidiens. Rien n’est changé autour de cet homme, ni dans son cœur heureusement.

C’est à ce cœur que le chef dont je veux parler ne cessera pas de s’adresser un instant. Rien de plus singulier, même de plus émouvant, que la visite du général Canrobert aux tranchées les jours où l’hiver redoublait de rigueur. Non-seulement on n’entendait point sur ses pas une seule plainte, un seul murmure, mais sa venue au contraire était fêtée par un concert de paroles joyeuses. Tous ces braves gens, devant lesquels il passait, trouvaient pour le saluer un sourire, sourire attendrissant, sourire sacré comme les souffrances d’où leur simple et touchant héroïsme le faisait jaillir. Quant à lui, il s’arrêtait sans cesse, dans ses courses prolongées souvent jusqu’à la nuit, pour adresser à l’un et à l’autre quelques mots d’encouragement familier. Les endroits qu’il choisissait de préférence pour ses stations étaient ceux où l’on était le moins à