Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/597

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chée de sang tendue entre deux brancards : c’était la civière. Malgré son aspect lugubre, cette machine ne répandait aucune tristesse autour d’elle; tout à coup elle emportait un mort ou un blessé, puis revenait prendre sa place parmi des gens dont la vie se continuait paisiblement. Plus d’un officier lisait quelque vieux journal, tout en surveillant ses tirailleurs, qui de leur côté lançaient tranquillement leur coup de fusil entre deux bouffées de tabac. Le général en chef se plaisait à entretenir chez le soldat cette utile et sage insouciance. Bien souvent il s’arrêtait pour adresser à un troupier, qui l’écoutait tout en déchirant sa cartouche, quelques mots pleins d’un enseignement salutaire, dont le brusque passage d’un projectile rendait le sens plus saisissant et le caractère plus élevé ; je me rappelle entre autres un boulet qui vint à fouetter l’air tout à coup sur sa tête et sur celle de son interlocuteur pendant qu’il parlait de cette communion dans le péril que nous offre perpétuellement la guerre. Jamais, dans aucune réunion humaine, nul incident ne contribuera plus efficacement que ce boulet à un irrésistible effet d’éloquence.

J’entendis ce jour-là dans les tranchées un son que l’air y a porté plus d’une fois, et que jamais, pour ma part, je n’ai recueilli avec indifférence. Sébastopol renfermait de nombreuses églises. Tout à coup voilà qu’aux bruits divers dont nos oreilles sont frappées il se mêle une paisible et lointaine harmonie : ce sont les cloches qui prennent leurs graves ébats. Je me rappelle alors les pages éloquentes de René, et avec ces pages bien d’autres choses, car dès les premiers jours de ma vie, longtemps avant de comprendre le génie qui leur a rendu un immortel hommage, j’avais pour les cloches une tendre vénération. Je me les représentais dans leurs donjons aériens, sous les formes de hautes et brillantes dames, tenant à la race des fées malgré la sainteté de leurs demeures. Les ondes sonores dont elles remplissent l’air des villes, qui envahissent jusqu’à l’atmosphère de la chambre où se ferment chaque soir nos yeux, se liaient dans mon esprit à la pensée de robes majestueuses secouant de leurs plis frémissans toute sorte d’harmonieux trésors. Les cloches de Sébastopol éveillèrent au fond de moi tout ce chœur de pensées et d’images. Seulement, en venant nous trouver ainsi à travers le fracas du canon, les fées de mon enfance me semblaient avoir pris quelque chose de ces saintes femmes qu’aucun péril n’arrête quand elles veulent accomplir en ce monde leur œuvre toute-puissante de douceur.

Le général en chef allait régulièrement aux tranchées. Raconter une de nos journées, c’est les raconter toutes. Si, comme le pensait ce René dont à l’instant même le souvenir vient de s’offrir à moi, le bonheur est dans la monotonie, je puis dire que j’avais trouvé le