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voir ce qui se passait vers ces murs entourés d’une ceinture blanche comme un navire qui lance d’incessantes bordées. Les premières heures de cette matinée sont restées dans mes souvenirs gaies, souriantes et lumineuses, enfin avec un attrait tout particulier, semblable à un attrait de jeunesse, que je m’explique par les espérances dont nos cœurs étaient remplies. Nous courions à travers la campagne. L’âme humaine prête tellement son existence à ce qui l’entoure, que les boulets mêmes dont les bonds parfois arrivaient jusqu’à nous me semblaient avoir quelque chose de joyeux. Malheureusement notre attente fut trompée. Bien des heures sanglantes nous séparaient du succès que chacun déjà saluait avec tant de confiant enthousiasme. Quelques bâtimens apparens placés à l’entrée de la ville, troués par nos boulets, déchirés par nos obus, devenaient de véritables haillons de pierres ; mais les forts ennemis restaient intacts, ou du moins subissaient des dégâts qui ne se trahissaient point par le ralentissement de leur feu. Les coups de notre artillerie au contraire étaient évidemment moins pressés. Soudain on entend un bruit retentissant et prolongé, se détachant avec une prodigieuse vigueur de tous les sons dont l’oreille est assourdie. Ce bruit est accompagné d’un nuage de fumée épaisse et brune : c’est une explosion. Un magasin à poudre vient de sauter dans une de nos batteries. Sébastopol montra dans la journée du 17 octobre 1854 quelle puissance de défense elle pouvait déployer. Autour de cette ville, c’était une autre ville tout entière que notre armée allait être obligée de construire. Je regagnai tristement ma tente; puis. Dieu merci, comme en campagne il n’est point de chagrin qui dure, je pensai que ce siège, en se prolongeant, amènerait mille incidens curieux, déroulerait toute la série de ces grands spectacles qui sont d’abord les fêtes des yeux, plus tard les richesses du cœur.

Les spectacles héroïques ne devaient point longtemps se faire attendre. Le 24 octobre au matin, nous entendons le canon du côté de Balaclava. Je reçois l’ordre de faire monter mes spahis à cheval et d’escorter le général en chef. Il n’y a plus dans l’air cette lumière et cette chaleur que réunissait le ciel de l’Alma. Nous sommes à la fin de l’automne; nous marchons vers les mauvais jours. Cependant l’atmosphère a encore de la transparence et de la douceur. Nous traversons au galop une vaste étendue de terrain, et nous arrivons aux limites de notre plateau.

A notre droite s’élèvent les hauteurs de Balaclava; au-dessous de nous s’étend cette vallée profonde qui est bornée par la Tchernaïa; en face de nous, l’extrême horizon du paysage est formé par cette admirable chaîne de montagnes aux cimes d’une blancheur éclatante, aux feux violets et diamantés, dont le Tchaderdagh fait partie. Toutes nos troupes ont pris les armes. Le général en chef s’arrête