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maladie de langueur qui l’avait menacée dans sa première adolescence avait contraint son père à lui faire passer quelques années dans un pensionnat de Carlsruhe, où son esprit s’était ouvert à de nouvelles idées et plié à de nouveaux besoins, comme une terre vigoureuse est pénétrée lentement par l’eau qui l’arrose. Elle avait vécu au-delà de l’horizon de montagnes et de forêts où jusqu’alors elle avait grandi. Quand elle y retourna, habituée à de jeunes et fraîches amitiés qui l’y suivirent par le souvenir et quelque temps l’entretinrent de choses qu’elle regrettait, l’espace, la régularité méthodique, le bien-être acheté par le travail, le bruit du torrent, les promenades sous l’ombre mouvante des bois ne lui suffirent plus. Elle avait d’autres goûts, d’autres désirs. Son corps était guéri, son âme était malade. Elle ne savait où épancher ce trésor amer de connaissances qu’elle avait puisées au milieu de compagnes plus riches. Les conversations des gens simples de la Herrenwiese roulaient sur un thème invariable : on s’occupait des récoltes, de la coupe des bois, du prix des bestiaux ; on ne souhaitait qu’un peu plus d’aisance. Salomé était isolée au milieu de tous. L’inquiétude de son âme était servie par une organisation nerveuse, une sensibilité exquise qu’elle s’était appliquée à étouffer, mais qui réagissait. Seul son père aurait pu la comprendre, mais le garde avait mis sous ses pieds ces besoins et ces désirs tumultueux qu’il traitait de vanités et de pièges suscités par l’esprit malin. Sa mère en mourant emporta le secret de cette angoisse. Lorsque Salomé s’aperçut que les correspondances qui lui rappelaient les jours d’autrefois la troublaient dans sa retraite, elle en rompit le fil délicat, mais sans retrouver le calme. La lecture de certains livres qu’elle avait rapportés de la ville la faisait tomber dans de longues rêveries d’où elle sortait avec des vertiges, le cœur tout palpitant. Soumise au renoncement par l’austérité d’une éducation puritaine, elle déchira ces livres empoisonnés, et en dispersa les feuillets au vent ; mais la plaie vive saignait au plus profond de son cœur. Dans les commencemens de son séjour à la Herrenwiese, après qu’elle eut quitté Carlsruhe, sa principale, sa plus douce distraction avait été de chanter en s’accompagnant du piano. Elle avait un sentiment très vif et très sérieux de la musique, avec une voix sympathique, large, étendue, qu’elle conduisait habilement. Salomé ne chantait jamais que des morceaux des plus grands maîtres, et passait des heures dans cette occupation où elle trouvait une source intarissable de pures jouissances. Jacob aimait à l’écouter, malgré son éloignement pour les plaisirs profanes. Salomé avait bien vite reconnu que la musique exerçait sur tout son être un empire encore plus despotique que la lecture. Vainement, sollicitée par la raison, avait-elle tenté d’y renoncer, vainement avait-elle voulu s’imposer un