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l’ami du voyageur, et s’efforça de lui donner en maintes circonstances des témoignages d’une reconnaissance que le poids de l’or n’avait pas étouffée. Vingt fois il tenta de le pousser dans la voie où il marchait si heureusement ; ce résultat qu’il avait atteint, il le lui promettait pour lui-même. Rodolphe, par bonté d’âme, acceptait, et on le voyait pendant une semaine occupé sérieusement dans un cabinet à grouper des chiffres ; puis un jour il ne se faisait pas voir, et on apprenait bientôt que Rodolphe avait passé la frontière. De retour dans son entre-sol après une absence de trois mois, le fugitif s’excusait de son mieux. — Il y a des êtres, disait-il, qui ne peuvent pas s’empêcher de rester libres. — Oui, répondit une fois M. de Faverges exaspéré, les hannetons et les sangliers ! — Rodolphe sourit. — Il est certain que l’étourderie de ceux-là et l’humeur sauvage de ceux-ci sont incurables, reprit-il. Donc, s’ils meurent dans l’impénitence finale, il ne faut pas leur en vouloir. — M. de Faverges renonça à enrichir son ami, mais ne renonça pas à l’aimer. Le paon revêtu de pierreries resta l’ami du bouvreuil hôte, des forêts. Un matin, et après cent courses entreprises au hasard, Rodolphe était parti tout à coup pour Fribourg en Brisgau, où il était entraîné par l’espoir d’éclaircir une question d’architecture qui tenait depuis quelques jours son esprit en haleine. Sa visite faite à cette merveilleuse cathédrale, qui serait le chef-d’œuvre du grand Erwin de Steinbach, si le Munster de Strasbourg n’existait pas, Rodolphe imagina de parcourir la Forêt-Noire à pied, en chasseur, et d’en sortir par Heidelberg, après y être entré par l’Hœllenthal. On a vu comment le brouillard l’avait amené à la Herrenwiese.

L’allemand, qu’il avait bégayé au berceau, était une langue aussi familière à Rodolphe que le français. Il pouvait se croire dans sa patrie sur la rive droite comme sur la rive gauche du Rhin. Ce fut dans la langue adoptive de Jacob Royal qu’il échangea ses premières paroles avec Salomé. À peine installé chez le forestier, il avait chassé d’abord avec lui ; plus tard, quand Jacob dut surveiller des coupes, Rodolphe parcourut le pays. Salomé en connaissait tous les sites et lui servait parfois de guide. Cette silencieuse fille, qui au logis ne restait pas une heure inactive, et qu’il avait pourtant surprise au bord du ruisseau, les mains pendantes et les yeux perdus dans l’eau, l’intéressait comme un problème. Jamais de sourire, jamais de rougeur sur ce visage de neige. Un cœur battait-il sous ce fichu tranquille ? Que cachait ce front placide et rêveur ? Que demandaient au ciel ces yeux si clairs et si profonds, dont aucune ombre ne troublait tout à coup la pureté ? Sans qu’ils se fussent expliqués, il y avait entre eux une secrète sympathie qui les faisait se retrouver avec plaisir. L’un près de l’autre, ils étaient heureux. Salomé ne le disait pas, mais