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même ; toujours est-il que son cœur était comme une hôtellerie où elles vivaient en paix, sûres qu’elles étaient que leur maître ou leur esclave n’en trahirait jamais une seule au profit des autres. Rodolphe avait hérité de son père une petite fortune que ses amis estimaient à huit ou dix mille francs de rente. On ne sait pas ce qu’il pouvait entreprendre et mener à bonne fin avec ce patrimoine : études et voyages, chasses lointaines et longs travaux, rien ne l’embarrassait. Il avait été tuer des daims au Canada et déchiffrer des inscriptions à Balbek. À Paris, il vivait comme un cénobite, faisant les plus longues courses à pied et entassant pêle-mêle des livres et des curiosités rapportées de tous pays dans un petit appartement de la rue de Courcelles, où il passait de longues heures à lire et à fumer. C’était un nid où il aimait à s’abattre après des voyages qui n’avaient pas d’autres règles que sa fantaisie et d’autres limites que sa fatigue. Il arrivait quelquefois à Rome après être parti pour Moscou, et s’en allait par contre à Bagdad après s’être mis en route un matin pour Venise ; mais son humeur accommodante et la promptitude, le zèle, le plaisir et la bonne grâce qu’il apportait à rendre service aux personnes auxquelles il pouvait être utile, le faisaient aimer de toutes celles qui le connaissaient. Il aurait fait mille lieues pour obliger un ami. Ajoutez à cet ensemble de qualités et de bizarreries une absence totale d’ambition et le dédain le plus sincère de la richesse, et on saura à peu près ce qu’était Rodolphe. Son premier soin, quand il revenait d’une excursion, était de courir en Lorraine, dans la petite ville où vivait sa mère. Il y passait un temps où il trouvait autant de bonheur qu’il en apportait. Puis un matin l’inquiétude le reprenait, il songeait à un problème soulevé par une lecture, à un pays qu’il n’avait pas vu, à une chasse qu’il n’avait pas faite, et commençait à siffler en marchant un certain air que sa mère et sa sœur connaissaient bien. Un jour, les bonnes créatures préparaient sa malle à son insu, et bientôt après en l’embrassant lui disaient : — Va ! — Et il partait comme le pigeon de la fable. Elles savaient toujours qu’il reviendrait.

Rodolphe comptait au nombre de ses amis un M. de Faverges, qu’il avait rencontré en Syrie et gravement sauvé d’un mauvais pas où s’étaient échangés force coups de carabine et de pistolet. M. de Faverges, à moitié mort, n’avait dû la vie qu’au dévouement de Rodolphe, qui, atteint lui-même d’un grand coup de sabre au travers du visage, avait été tout à la fois pour son compatriote un chirurgien et une sœur de charité. Ce M. de Faverges, plus âgé que Rodolphe de quelques années, se trouva mêlé plus tard à de grandes affaires industrielles où il ne lui fut pas difficile de gagner deux ou trois millions. Malgré son opulence, le financier, resta