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un mot à reprendre, rien qui ne soit irréprochable aux yeux même du monde. Ah ! sublime et cruel instinct de la nature, l’art ne vous égalera jamais !

Je fus un peu effrayé de revoir après moins de trois mois Ferni à Paris, mais je fus surpris et heureux de le trouver beaucoup plus calme et infiniment plus raisonnable qu’avant son départ.

— J’ai beaucoup réfléchi, me dit-il, depuis que je vous ai vu, et, comme vous le pensez bien, c’est à la seule chose qui m’occupera désormais en ce monde. Je vois clairement aujourd’hui la cause véritable de mes souffrances, ou plutôt l’occasion, toujours la même, de laquelle naissent entre Mme de Marçay et moi ces crises perpétuelles qui ébranlent ma raison. Tout le mal vient de mon incurable manie d’aller au-devant d’explications qui me déchirent et de provoquer par mes prières des refus qui m’accablent. Si je prenais le parti de jouir du présent sans songer à l’avenir, ou du moins sans contraindre par mes questions Mme de Marçay à m’ôter toute espérance, qui m’empêcherait de vivre paisible et presque heureux auprès d’elle? Est-il au monde une intimité plus douce que ne l’était naguère, que ne le sera de nouveau la nôtre? Peut-il exister, même entre des personnes qui s’aiment, plus d’abandon et plus de confiance? Pourquoi ne pas jouir des biens que le sort nous donne? J’en ai senti le prix depuis que je les ai follement perdus. J’ai vécu près d’elle dans une agitation bien douloureuse, mais que vous dirai-je de la vie que j’ai menée loin d’elle? C’était quelque chose de plus que la solitude, c’était le néant. Il me semblait étouffer, faute d’air et de lumière. Je ne veux plus partir, je veux la voir tous les jours; mais je ne veux plus lui rien demander. Je veux jouir de l’heure présente et me figurer l’avenir à ma guise; je veux me nourrir d’illusions, et je ne lui donnerai plus aucune occasion de les détruire. Laissons faire le temps; nous sommes jeunes tous deux, faisons crédit de quelques mauvais jours à la fortune.

Ferni tint parole; il reprit avec Mme de Marçay sa vie d’autrefois, mais il en bannit avec soin les agitations et les tempêtes. Plus de questions précises, plus de plaintes, plus de prières, rien autre chose que le muet et constant témoignage d’un invincible amour, car il n’était pas au pouvoir de Ferni soit de cesser d’aimer Mme de Marçay, soit de lui cacher qu’il l’aimât. S’il laissait comme malgré lui son âme tout entière s’échapper dans chaque geste et dans chaque parole, il ne disait rien, il ne faisait rien qui put contraindre Mme de Marçay à se défendre et à souffler sur ses rêves. Elle l’entendait pourtant sans qu’il parlât, et se sentait comme assiégée en silence par un opiniâtre adversaire : aussi se faisait-elle parfois un devoir de conscience de l’avertir qu’il avait tort d’espérer, qu’il n’était pas