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s’arrête sur le premier rivage qu’il rencontre, ainsi cette famille d’exilés prit racine sur les bords du Rhin, et, lasse de sa course ensanglantée, ne chercha pas un autre refuge. Ces premiers fugitifs, privés de tout, vêtus de quelques lambeaux d’étoffe, tendirent leurs mains vers le ciel sur la terre de délivrance, et, armés de ce courage qu’avaient eu leurs frères les puritains dans les forêts de l’Amérique, ils demandèrent au travail les ressources qu’ils avaient perdues. La première fois qu’ils s’assirent autour d’une table grossière qu’ils avaient façonnée, sous un humble toit qu’ils avaient bâti, et qu’ils mangèrent, réunis sous la main de l’aïeul, un pain honnêtement gagné, ils remercièrent le Seigneur et entonnèrent un hymne d’actions de grâces dans la langue de la patrie perdue. Ils continuèrent comme ils avaient commencé, obéissant de père en fils à cette tradition de constance et de résolution qu’ils avaient reçue au berceau ; mais endurcis par les fatigues, les périls et les épreuves de toutes sortes qu’une longue adversité avait fait passer sur tous ceux de leur nom, ils revêtirent leur foi d’un caractère d’austérité et de rigorisme qui les rendit semblables à ces sombres puritains qui combattaient les cavaliers du roi Charles la Bible d’une main et l’épée de l’autre. Au milieu d’un peuple et d’une civilisation qui changeaient, ils ne changèrent pas. Tels ils arrivèrent à Kehl en 1686, tels on les retrouvait à la Herrenwiese en 184. Jamais un Royal n’avait mêlé son sang au sang d’un catholique, si ce n’est sur les champs de bataille. Les fils des proscrits et leurs filles s’allièrent entre eux, puis s’allièrent aux familles protestantes du pays ; ils s’habituèrent à parler allemand sans oublier la langue maternelle, qui, dans la bouche des descendans, avait conservé des formes anciennes et des tours solennels qui étonnaient l’étranger. Ils apprenaient le français dans la vieille bible emportée par l’aïeul. C’est alors que cette habitude qu’ils avaient contractée d’emprunter à l’Ancien Testament les noms qu’on donne aux nouveau-nés s’enracina dans la famille. C’était comme un souvenir des proscriptions qu’ils subissaient après le peuple de Dieu et un hommage rendu au livre saint auquel les calvinistes demandent chaque jour des consolations et des enseignemens. Cette gravité qui naît du malheur et ce besoin de solitude qu’éprouvent les cœurs blessés les avaient poussés loin des grands centres d’habitation, vers les montagnes, et dès la seconde génération le Schwartzwald était devenu une nouvelle patrie pour cette tribu d’exilés. Parmi les descendans de David Royal, ceux-là devinrent forestiers, ceux-ci fabricans d’horloges : tous vécurent humblement, mais probes et gardant intact, dans des cœurs qui semblaient faits d’un morceau de chêne, l’héritage d’honneur et de loyauté qu’ils avaient reçu de leur père ; toutefois, comme si l’air et