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raison et en peu de temps que son cerveau avait pu imprimer un tel caractère à son enveloppe osseuse, et ce n’est pas sans raison que les muscles de sa figure avaient acquis cette mobilité.

« — Evgueni Nikolaïevitch, lui dit le médecin, permettez-moi de vous présenter un ancien ami que je ne pensais assurément pas retrouver ici.

« Evgueni Nikolaïevitch sourit et balbutia sourdement : — Je suis heureux… Un hasard… tout à fait imprévu… Excusez-moi… Y a-t-il longtemps que vous avez quitté la Russie ?

« — Il y a cinq ans.

« — Et vous vous êtes habitué au genre de vie de ce pays-ci ? reprit-il, et il rougit.

« — Parfaitement. « — Cependant vous conviendrez que l’existence que l’on mène loin de la Russie est désagréable, ennuyeuse.

« — Autant qu’en Russie, ajouta le docteur avec insouciance.

« À ces mots et contre mon attente, Evgueni Nikolaïevitch fut pris d’un rire convulsif qu’il essaya vainement de calmer, à plusieurs reprises. Lorsqu’il y eut réussi, il me dit d’une voix encore altérée :

« — Figurez-vous que le docteur me soutient… Ah ! Ah ! Je prétends que le globe terrestre est une planète manquée ou malade, et lui me répond que c’est une absurdité. Pourtant le moyen de comprendre sans cela qu’il est aussi ennuyeux de vivre à l’étranger que chez soi ?

« Il se remit à rire avec une telle violence que les veines de son front se gonflèrent de sang. Le docteur le regardait à la dérobée avec une expression de supériorité si marquée, que je me sentis pris de compassion.

« — Pourquoi les planètes ne seraient-elles pas malades ? me demanda sérieusement Evgueni Nikolaïevitch. Les hommes le sont bien. »


La terre et l’humanité sont donc malades. D’où viendra la guérison ? La question est bien faite pour tourmenter un esprit chagrin, et l’hypocondriaque de M. Hertzen développe sur ce sujet les vues les plus singulières :


« Les hommes qui ont vainement tenté de devenir des anges feraient bien de se rapprocher des animaux. Tous les animaux sauvages sont formés pour le milieu où ils doivent vivre ; un changement leur est presque toujours fatal. L’eau des rivières nous semble plus propre et plus agréable que l’eau de mer ; mais si vous y mettez un mollusque marin, il meurt. L’homme est loin d’être aussi heureusement doué par la nature qu’on veut bien le dire ; le développement maladif de ses nerfs et de sa cervelle lui fait rechercher un genre de vie qui ne lui convient pas, une existence d’un ordre supérieur, mais au sein de laquelle il se tourmente, languit et se meurt. Partout où les hommes ont surmonté cette maladie, ils se sont apaisés, ils sont satisfaits, et pourraient connaître le bonheur si on les laissait en repos. Considérez toute cette suite de générations qui se succèdent dans les Indes, la nature les a comblées de ses dons ; elles ne connaissent pas la peste de la vie politique et administrative ; elles ne connaissent pas la domination maladive