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dans un salon de la ville, l’accusa publiquement d’avoir détourné une partie des fonds qui lui avaient été confiés pour sa mission à Pékin. Le lendemain, M. Néklioudof, instruit de cette calomnie, se rendit chez M. Béklémichef pour lui en demander raison. Celui-ci l’ayant accueilli avec insolence, il lui donna un soufflet. Une lutte s’engagea entre eux, et les gens de M. Béklémichef étant intervenus, M. Néklioudof fut entraîné et conduit à la maison de police ; mais on ne l’y retint pas longtemps. On craignait que M. Néklioudof, privé de tout appui à Irkoutsk depuis le départ du général Mouravief, alors sur les bords de l’Amour, ne reculât devant une rencontre et ne quittât la ville. Afin d’empêcher son départ, des plantons de la police avaient été postés à toutes les portes, avec ordre de lui faire rebrousser chemin s’il s’y présentait. Le duel eut lieu quelques jours après ; mais il ne fut point permis à M. Néklioudof de choisir pour second un de ses amis : on lui imposa un homme de la coterie. De plus, aucun médecin ne fut invité à assister au combat. Le maître de police se tenait sur un clocher voisin, d’où il pouvait voir avec une lunette toutes les circonstances de la lutte. Le malheureux Néklioudof tomba ; quelques heures après seulement, on vint relever son corps, et il fut ramené dans une voiture fermée. Le sentiment d’indignation que souleva la fin mystérieuse de ce fonctionnaire se manifesta par le concours de toutes les classes, qui assistèrent à son convoi. La loi religieuse refuse en Russie les prières de l’église aux individus tués en duel ; cependant l’archevêque, se rangeant à l’opinion du public, autorisa un office spécial. Quelques jours après, les vitres des fenêtres de M. Béklémichef furent brisées par le peuple, et les élèves du gymnase le traitèrent publiquement d’assassin. Une croix a été élevée sur la tombe de M. Néklioudof, et quoiqu’il n’ait aucun parent à Irkoutsk, cette tombe est couverte de fleurs. À peine revenu des bords de l’Amour, le général Mouravief s’empressa d’ordonner une enquête ; mais le rapport conclut en première instance que le duel s’était passé suivant les règles ordinaires, et l’affaire en est restée là.

Dans un pays où de tels désordres se commettent, la satire doit se faire en quelque sorte pratique et combattre l’ennemi, c’est-à-dire la mauvaise administration, corps à corps. Il ne faut pas s’étonner si elle se produit rarement encore en Russie sous la forme philosophique et générale. Hors de l’empire toutefois, elle se sent plus à l’aise, et les écrits russes publiés à Londres, ceux notamment de M. Alex. Hertzen, se distinguent par une assez grande liberté d’allures. On en jugera par un récit humoristique appelé le Monomane, et où M. Hertzen met en scène un noble moscovite devenu, sous l’influence d’un chagrin d’amour, un rêveur de la famille d’Hamlet. C’est sur les bords enchantés du golfe de Gênes que M. Hertzen a rencontré ce singulier personnage de la société russe.