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tout disparut, et l’on entendit dans le silence de la maison le bruit d’une porte qu’on fermait.

— Ah ! dit le chasseur, pourquoi l’ai-je vue et pourquoi faut-il que je l’aime ?

Comme il se retournait, il aperçut sur la table le livre que dans son trouble Salomé avait oublié d’emporter. Il l’ouvrit et dessina avec une plume sur le feuillet marqué par un signet un R et un S entrelacés. — Si quelque jour nous sommes séparés, murmura-t-il, ces deux lettres, éternellement unies, lui rappelleront quelqu’un qui loin d’elle la pleure et s’en souvient !


II

Jacob Royal était depuis vingt ans garde des forêts domaniales de la couronne grand-ducale de Bade à la Herrenwiese ; il avait succédé à son père. Il avait alors une cinquantaine d’années à peu près. Sa famille se composait, on le sait, de trois personnes : sa sœur Ruth, qui était son aînée et qui portait depuis sa lointaine jeunesse le deuil de son fiancé mort à Leipzig, Salomé et Zacharie. Jacob avait déjà perdu deux enfans et sa femme, qu’il avait tendrement aimée, et qu’il n’avait pas voulu remplacer. Tous les événemens qui avaient laissé leurs traces dans sa vie, il les avait inscrits sur les marges d’une grosse bible in-folio qui était dans la famille depuis une longue suite d’années. D’autres marges étaient depuis longtemps noircies et l’avaient été par des mains que la mort avait glacées tour à tour. Lorsque Jacob feuilletait le soir ce lourd et respectable volume qui devait être un jour remis à Zacharie, il y trouvait de page en page les annales de sa famille, les dates des naissances, des mariages, des décès, et en outre celles de certains faits considérables dont les victimes avaient voulu que la mémoire fût conservée. Des sentences religieuses, des emprunts faits à la Bible, des prières énergiques et courtes, un mot, un cri où l’on sentait parfois tout le déchirement d’une âme, accompagnaient ces dates et en traduisaient le sens. C’était comme un écho des souffrances et des épreuves du passé. Dans les heures d’angoisse, le cœur fort de Jacob se retrempait dans cette lecture ; il en sortait raffermi et résigné.

La famille de Jacob Royal était, comme son nom l’indique, d’origine française. Elle avait quitté le Haut-Languedoc à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes, et réussi, après maintes aventures et non sans laisser aux mains des dragons de M. de Baville la totalité de ses biens et quelques-uns de ses membres, à gagner l’Allemagne, où elle avait trouvé la liberté d’adorer Dieu selon sa foi. Comme un vol d’oiseaux voyageurs longtemps battus par l’orage