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de famille, et n’a pas la moindre idée de la question économique… Mais revenons au fait. Je vous ai dit que j’avais reçu la visite d’un paysan qui m’a supplié d’entrer dans sa position. Je lui ai dit de s’adresser aux autorités de son village. Ils ont un maire, un écrivain, que sais-je ? Tout cela est fait pour leur bien. Figurez-vous que le paysan se jeta à mes pieds, et se mit à les embrasser en pleurant. J’en étais confus, car enfin c’est toujours un homme. Il paraît que la demande du paysan avait été repoussée de tous côtés ; j’étais son seul espoir. Comment trouvez-vous cela ? Il ne pouvait pas se mettre dans la tête que je n’étais nullement chargé de débrouiller ses affaires de famille. Surveiller les employés inférieurs, composer des projets pour leur bien, suivre attentivement la marche de toute la machine, qui sans cela pourrait sortir de la voie, voilà quelle est ma mission administrative ! Peu m’importe qu’un Kousemka ou un Prochka soit injustement pris pour recrue. Qu’est-ce que cela fait au gouvernement, je vous le demande un peu ?

« — Et qu’avez-vous fait du paysan ?

« — Je l’ai chassé, bien entendu… Remarquez à quel point ils sont encore arriérés, combien ils sont encore loin de pouvoir jouir des bienfaits de la civilisation. On, leur a reconnu le droit de délibérer en commun et de nommer les membres du tribunal qui les juge ; c’est presque un self-government, et pourtant ils viennent encore ramper à mes pieds. Et pourquoi ce pauvre homme le fait-il ? Répondez-moi. N’est-ce point parce que, grâce au zèle que j’apporte dans mes fonctions administratives, il comprend instinctivement que les paysans et leurs délibérations ne signifient absolument rien, que mon coup d’œil exercé peut seul éclairer le chaos, le labyrinthe sans issue au milieu duquel ils essaient en vain de se retrouver ?…

« Bien des gens s’élèvent contre le principe créateur du régime administratif, parce qu’il tend à pénétrer de plus en plus toutes les forces vives de l’empire. Quel mal y a-t-il à cela, je vous le demande ? N’est-il point naturel qu’un principe général et énergique s’impose peu à peu à toutes les manifestations accidentelles ou passagères ? S’élever contre cela, c’est donner un démenti à notre histoire, à tout notre passé, à toute notre organisation actuelle. Jetez les yeux autour de vous : tout ce que vous voyez est le fruit de l’administration. Qui vous a donné la commune rurale ? L’administration. Le commerce ? L’administration. L’industrie manufacturière ? L’administration encore. Pour le comprendre, il faut réunir tout cela dans le même foyer. Vous allez me dire que cela est désolant, et moi je me permettrai de soutenir le contraire. Tout cela marche, et marche assez bien ; par conséquent cet ordre de choses a sa raison d’être. Si nous nous étions développés naturellement, Dieu sait comment nous aurions marché ; peut-être trop à droite, ou à gauche… Vous ne sauriez croire combien tout le fatras que l’on débite à ce sujet me met en colère.

« On parle beaucoup, depuis quelque temps, de liberté et de civilisation ! Ah ! il faut avoir vécu au milieu des paysans pour savoir ce qu’ils valent. Pourquoi les troubler ? S’ils aiment tant le repos, c’est que le sommeil leur est doux. Il faut sans aucun doute introduire parmi eux quelques nouveautés, afin de leur prouver que l’on pense constamment à améliorer leur sort. Ainsi par exemple j’ai conçu dernièrement un projet de lampes économiques