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cachée sous les hautes herbes. Elle s’y agenouille, et l’oblige à en faire autant. Puis, se tournant vers lui, et d’une voix mal assurée :

« — Jure-moi, Jacques, dit-elle, jure-moi que tu ne m’abandonneras jamais, que je serai ta femme, ton amie. Sans cela, comment puis-je espérer que ma mère me pardonne ? Voilà trois nuits que je la vois toute en larmes ; elle souffre de ma conduite !

« — A quoi bon tout ce mélodrame ? lui répondit Kalinovitch.

« — Non, Jacques, il le faut absolument. Je n’aurai pas d’autre consolation quand tu seras parti.

« — Je le jure,… dit-il.

« Au même instant, une masse noire sortit avec bruit de l’herbe touffue et s’envola. Kalinovitch tressaillit ; Nastineka ne bougea pas : — Qu’as-tu ? dit-elle. C’est un corbeau !

« — Des scènes pareilles sont faites pour déranger les nerfs des jolies femmes, reprit Kalinovitch avec humeur.

« Rentré à la maison, il s’aperçut qu’il n’était pas encore au bout de ses peines. Nastineka lui déclara avec beaucoup de calme qu’avant de partir il était indispensable qu’il la demandât en mariage. Kalinovitch s’efforça de lui faire comprendre qu’il serait toujours temps de faire cette démarche à son retour ; mais rien ne put vaincre l’obstination de la jeune fille, et Kalinovitch se décida à lui donner cette dernière satisfaction, non sans caresser une arrière-pensée. Bien lui en prit, car au moment où M. Godnef le pressait dans ses bras en l’appelant « mon gendre, » le capitaine, qui avait appris la nouvelle du prochain départ, entrait dans la maison avec des intentions fort peu pacifiques. »


Après avoir supporté toutes ces pénibles scènes, Kalinovitch prend congé de ses hôtes et part pour Pétersbourg. Les épreuves qui l’attendent dans cette ville achèvent de le transformer. Désormais il est trempé pour de plus fortes luttes. Exalté par l’orgueil, il se prépare à une vie nouvelle. Il se dévouera au bien de son pays, il s’attaquera aux désordres qui le minent. Le mariage que le prince Raminsky lui a proposé lui ouvre cette brillante et laborieuse carrière. Il épouse Pauline. Possesseur de mille âmes, il obtient bientôt le poste de vice-gouverneur dans la province même où il a dirigé un collège de petite ville. Nous entrons dans la seconde partie du roman. Kalinovitch est devenu désormais le représentant de cette nouvelle école d’employés intelligens, intègres, actifs, qui ont mis toutes leurs qualités au service de l’état, et qui, véritables doctrinaires du despotisme, apportent dans l’exercice, de leurs fonctions toute l’inflexibilité que donnent des convictions étroites, mais bien arrêtées. Reste à savoir si son passé ne lui créera pas d’insurmontables obstacles. Il est des tâches qu’il faut aborder avec une conscience pure : Kalinovitch l’a oublié, et on va le voir victime de son erreur.

À son arrivée au chef-lieu, le nouveau vice-gouverneur reçoit de son chef immédiat et de tous ses subordonnés l’accueil le plus gracieux.