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« Autrefois aide-de-camp d’un général qui mettait son amour-propre à ne s’entourer que d’officiers accomplis, il vivait maintenant dans ses terres en grand seigneur. Quoiqu’il eût déjà près de la cinquantaine, le prince pouvait encore passer pour un fort bel homme, et l’élégance de sa mise lui donnait un cachet tout particulier. Tout le gouvernement le connaissait ; il abordait les riches propriétaires et les hauts fonctionnaires avec une courtoisie recherchée qui touchait au respect, et se montrait poli et affectueux à l’égard des négocians et des employés d’un ordre inférieur. Quoiqu’il aimât à plaisanter, jamais il ne se permettait un mot blessant ; mais avec toutes ces qualités, le prince n’en savait pas moins se faire obéir par sa femme et ses enfans comme le maître le plus absolu. Arrivait-il qu’une mère de famille dans la misère ou quelque fonctionnaire ivrogne et destitué pour concussion vînt le supplier d’intercéder à Pétersbourg, il se chargeait avec empressement de leurs suppliques ; il est vrai qu’elles restaient ordinairement sans réponse. Le prince avait trois fils, dont deux servaient dans les chevaliers-gardes, et une fille qui dès son enfance avait été entourée de gouvernantes étrangères. Il passait une partie de l’hiver à Pétersbourg, et deux ans auparavant il s’était rendu en Allemagne avec toute sa famille pour raison de santé. Il n’avait eu pour tout héritage de son père que trois cents paysans, et sa femme n’était pas riche. Cependant sa vie luxueuse n’avait pas dérangé sa fortune, qui avait même augmenté, car il possédait maintenant trois mille paysans. Différens bruits circulaient à ce propos dans le gouvernement : on disait qu’il avait fait ses choux gras[1] dans la construction d’un édifice élevé aux frais de la noblesse et qui s’était bientôt écroulé, dans une grande compagnie industrielle dont il avait été le directeur, et qu’une faillite avait dissoute. D’autres affirmaient que la source de ces richesses mystérieuses devait se trouver dans l’intimité qui existait entre lui et la famille de la générale. Cette intimité était expliquée diversement. Les uns étaient surtout frappés de l’amitié que lui témoignait la vieille générale, amitié fort étrange il est vrai, car la générale, malgré son avarice, lui avait prêté, ainsi que le prouvaient les livres du notaire de la ville, vingt-cinq mille roubles argent. On soutenait aussi que le prince était encore plus cher à Mlle Pauline qu’à sa mère, et qu’il passait des heures entières avec elle, enfermé dans son cabinet, après le coucher de la générale ; mais tous ces bruits couraient à la sourdine, ceux mêmes qui y ajoutaient foi se gardaient bien de les répandre : chacun, étant l’obligé du prince ou du moins accablé par lui de prévenances, était intéressé à le ménager. »


Tel est le personnage qui se trouve assis à côté de Mlle Pauline dans le salon de la générale. Celle-ci vient de s’assoupir, et le prince engage avec sa voisine une conversation significative :


« — Comme vous avez maigri, ma cousine ! dit le prince à voix basse.

« — Demandez-moi plutôt, reprit Pauline en soupirant, comment je ne

  1. Ces mots sont en français dans le texte russe. On retrouve ici une de ces fautes de goût si fréquentes chez les écrivains étrangers qui nous empruntent souvent, comme autant de finesses, les plus triviales locutions d’un monde vulgaire.