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réaliste. À l’influence de Gogol, qui restreignait trop souvent le roman à une étude minutieuse des faits de la vie journalière, il a substitué en maint endroit la touche rude, les énergiques aspirations que nous avons signalées dans les poésies de M. Nekrassof[1], et qui répondent mieux aux dispositions nouvelles du jeune public russe. Par sa famille, M. Pisemski appartient à la classe moyenne ; son père était un petit propriétaire du gouvernement de Kostroma, situé dans le nord de la Russie ; et il y exerçait de modestes fonctions dans l’administration publique. Mêlé dès l’enfance à ce monde de petits employés qu’il devait si vivement décrire, M. Pisemski apprit à connaître bien des désordres et des faiblesses que des observateurs superficiels ne peuvent soupçonner. Il passa d’abord plusieurs années à l’université de Moscou, puis il en sortit pour occuper un emploi dans le service civil. Il résolut alors de consacrer les loisirs de sa carrière administrative à résumer ses observations et ses souvenirs. Ses premières esquisses, encore très imparfaites, révélèrent en lui un vif penchant à railler les mœurs de ses compatriotes. Dans une étude écrite en 1850, le Matelas, il fit la guerre à cette humeur paresseuse trop commune encore en Russie, et mit en scène un de ces caractères indolens, effacés, qui abondent dans la société russe. Un autre essai, le Comique, montra au contraire l’homme supérieur se heurtant dans cette même société à mille déceptions, qui finissent par troubler son intelligence. Une œuvre beaucoup plus étendue fit mieux connaître encore l’auteur. C’était un roman intitulé un Mariage par amour, où M. Pisemski cherchait à prouver que les natures inférieures sont incapables d’aimer. Il y flétrit avec une indignation éloquente le mensonge et l’affectation dont il avait vu de bonne heure régner autour de lui la triste influence. Un jeune homme perdu de dettes et qui veut se marier, une jeune fille dont le père promet effrontément une dot considérable, tous deux jouant la richesse, feignant l’amour, finissant par s’épouser et condamnés bientôt à une vie misérable, telle est la donnée que traita M. Pisemski, en ne laissant dans l’ombre aucun des enseignemens qui ressortaient d’un pareil sujet. Ce qui donne à ce roman sa véritable originalité, c’est la gaieté qui persiste chez l’auteur en dépit d’un thème si sombre, la franchise impitoyable avec laquelle il fustige le monde équivoque où il conduit le lecteur. C’est à ce signe qu’on reconnaît le véritable esprit satirique, et on ne peut s’étonner qu’après avoir écrit le Mariage par amour, M. Pisemski se soit cru appelé à continuer au théâtre la tâche commencée avec bonheur dans le roman.

  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1858.