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ne pouvant échanger aucune parole avec son silencieux compagnon, elle se mit à chanter à demi-voix un vieux refrain des garrigues. La poésie en était naïve et le rhythme fort simple. Comme toute chanson des montagnes, la mesure en était très lente, et la jeune fille en augmentait le charme en la ralentissant encore. En fait de chant, le nanet ne connaissait que ces espèces de cadences monotones dont les gitanos maritimes accompagnent leurs travaux : rauques mélopées qui se déroulent en même temps que leurs cordages, et dont l’homophonie est si complète que ce qui semble la voix d’un seul homme est d’ordinaire le résultat d’un chœur nombreux. Ému par la douce voix de la garrigaire, par les paroles de la chanson, qui avaient une certaine analogie avec sa situation, et par cette harmonie musicale, si nouvelle pour lui, le nanet descendit doucement du timon, arriva jusqu’à la Frigoulette, et, fixant sur elle un œil pénétrant, il l’écouta en retenant son souffle. La jeune fille, ayant entendu un faible bruit, se retourna et aperçut le nanet accroupi près d’elle. Un cri lui échappa.

— Pardonnez-moi, dit-il en regagnant tout confus le gouvernail ; mais votre voix m’a si fortement remué que je n’ai pu résister au désir de l’écouter de plus près.

Aussi heureuse qu’étonnée d’entendre un tel langage dans la bouche du nanet, la Frigoulette alla s’asseoir non loin de lui.

— Je chanterai tant que vous voudrez, dit-elle ; mais, pour ne pas retarder la marche de la tartane, c’est moi qui me rapprochera de vous.

— Je crois entendre ma mère, disait le gitano ; elle m’endormait ainsi. -— Et de grosses larmes coulaient sur ses joues ridées.

Deux sentimens pouvaient seuls, en dehors de son amour pour la Cabride, remuer le cœur du pauvre être : c’était le souvenir et la reconnaissance. À son insu, la Frigoulette les avait réveillés tous deux à la fois.


VI

Le lendemain, avant le soir, la Frigoulette et le gitano étaient à Gênes. Par un singulier hasard, la nouvelle de la paix conclue à Villafranca se répandait dans la ville au moment même où la tartane abordait dans le port. — La paix, la paix est faite ! s’écriait-on partout. — La paix ! se disait la Frigoulette en pleurant ; mais Brunélou vit-il encore ?

Et l’orpheline ne songea plus qu’aux moyens de retrouver son fiancé. Il n’était pas facile d’obtenir des renseignemens précis sur la situation des divers régimens. Certains bataillons commençaient