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un cazalet[1] ; elle suivait des yeux le cours bourbeux de la combe (torrent) qui formnait comme un serpent blanchâtre autour de la colline. Les pluies, qui avaient fait venir la combe, avaient purifié l’atmosphère, rafraîchi la campagne et rasséréné le ciel. C’était une de ces journées pures et calmes où la nature semble se reposer de ses récens combats et goûter après la tourmente la douceur du silence. L’estarloga ramassait pour la tchouna des feuilles sèches, et la chèvre, couchée aux pieds de sa maîtresse, regardait d’un œil alangui sa litière future, lorsque la Frigoulette, tressaillant tout à coup, se leva, pâlit et retomba presque évanouie, car devant la combe de Saint-Félix elle venait d’apercevoir un soldat, et ce soldat…, c’était Brunel ! La tchouna partit comme un trait, et se mit à lécher les mains du jeune homme. Pitance admirait la médaille d’argent qui brillait sur sa poitrine, mais la garrigaire, comme pétrifiée, pleurait et tendait les bras à son fringaire sans pouvoir faire un pas. Le soldat eut bientôt franchi les dernières roches qui le séparaient de sa promise, et dès que ses tendres embrassemens eurent appris à la jeune fille que ce doux spectacle n’était point un rêve, la joie rendit bien vite leur éclat aux yeux de la Frigoulette et le sourire à ses lèvres.

La guerre d’Orient venait de se terminer glorieusement, et Brunel, comme beaucoup de soldats, ayant obtenu un congé, revenait à son village. Par un heureux hasard, son régiment avait débarqué à Cette, et de là aux garrigues de la Gardiole il n’avait fait qu’un saut. Pitance promena en triomphe le jeune militaire et son uniforme dans tout le territoire de Gigean. Chacun accourut vers le soldat pour lui serrer la main. Brunel éprouvait une grande joie à promener son pompon jaune dans la campagne natale, à retrouver sa promise si jolie, et le brave Pitance toujours dévoué. Il jeta plus d’un regard d’envie à la maisonnette qui l’attendait au bas de la colline, et le dimanche étant arrivé, il offrit avec bonheur son bras à la Frigoulette pour la conduire au moulin de Juffet.

La jeune fille mit ce jour-là le bonnet rose et la robe de labrador qui dormaient depuis si longtemps dans l’armoire ; mais une singulière inquiétude se mêlait à sa joie. Elle se sentait comme mal à l’aise en s’appuyant sur le bras du soldat ; elle regrettait le temps où son fiancé portait la veste du garrigaire. Une mélancolie extrême la saisissait à l’aspect de cet uniforme banal, qui, faisant de Brunel un militaire pareil à tant d’autres, semblait effacer en lui le type unique de son amour. Vers le soir, elle ne put résister au désir

  1. Abris élevés sur la cime des plus hautes garrigues pour garantir les bergers, les chasseurs et les garrigaires du vent, du soleil ou de la pluie. Ce sont de grosses pierres superposées les unes aux autres en forme de paravent.