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Elle restait là, le regard fixé vers une petite grotte, rendez-vous de quelques garrigaires qui s’y retrouvaient à l’heure du récate (repas de midi). Parmi eux, un jeune homme au teint bronzé, à la taille vigoureuse et souple, se faisait remarquer par sa bonne mine et sa gaieté. On l’appelait Brunélou. Depuis les beaux jours, bien que ce ne fût guère son chemin, il s’en revenait au village en passant par Saint-Félix. La Frigoulette lui souriait en tricotant devant les ruines, et la route eût-elle été plus longue encore, le jeune garrigaire n’aurait point hésité à la prendre.

Lorsque la procession de Gigean arriva à Pierre-Tintante, l’orpheline, assise sur la roche rougeâtre qui domine ce gouffre, regardait la grotte avec anxiété, car bien que l’Angélus eût été sonné depuis longtemps, Brunélou n’avait point encore paru au récate de la tribu. Dans sa préoccupation, la jeune fille ne vit le brillant cortège que lorsqu’il défila au pied de la colline. Obéissant à un mouvement spontané, elle se mêla pieusement aux rangs de la procession ; mais quel supplice pour l’enfant des garrigues de marcher ainsi doucement et les yeux baissés ! Devant elle, la file des pénitens villageois, le capuchon rabattu sur le visage, comme aux jours de grande cérémonie, faisait voltiger dans l’air ses encensoirs et ses parfums. Attirés par je ne sais quel mystérieux aimant, les yeux de la jeune fille s’attachaient avec obstination sur un des pénitens. Celui qu’elle observait ainsi releva tout à coup la tête et dirigea sur l’orpheline les deux trous qui servaient de fenêtres à ses yeux : un lumineux rayon sembla jaillir de ces ouvertures, et la Frigoulette tressaillit vivement. Elle ne s’était pas trompée, le pénitent était Brunélou, et, les joues colorées d’une pudique rougeur, elle suivit, sans oser de nouveau lever les yeux, la marche des fidèles. Seulement, lorsque la procession dut revenir à Gigean, et qu’il fallut la quitter pour remonter à Saint-Félix, la jeune fille, ne pouvant réprimer l’élan de son cœur, se retourna plusieurs fois pour envoyer un dernier adieu au jeune pénitent qui descendait la colline en faisant briller au soleil sa cassolette argentée.

Pitance, debout devant sa vigne, avait assisté de loin à cette petite scène. Il soupira en pensant qu’une vie nouvelle allait se révéler à l’orpheline, et que les ruines de Saint-Félix, la vieille chèvre et le labyrinthe de pierre seraient bientôt peut-être oubliés par elle. Vers le soir, le calme et le silence étaient rendus à la garrigue ; le soleil empourprait la grande roche de Pierre-Tintante, la chèvre dormait près d’un mur, L’estarloga sarclait les dernières mauvaises herbes de sa vigne, et la Frigoulette était accoudée sur l’aqueduc carlovingien ; mais elle n’y était plus seule : près d’elle, la silhouette vigoureuse de Brunélou se dessinait sur le ciel radieux du couchant.