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plus ! — Ces tristes paroles étaient une prédiction. Le garrigaire partit et ne revint pas. Saisi par une de ces fièvres malignes qui désolent les abords de Frontignan, il mourut sur le sable brûlant de la plage. La Sicardoune en devint à moitié folle, et chacun crut que son enfant serait victime d’une si violente douleur. Cependant les tressaillemens de son sein, en lui disant qu’elle serait bientôt mère, lui donnèrent la force de surmonter son chagrin, et elle reprit courageusement le chemin de la Gardiole. Les efforts de la courageuse femme ne restèrent point stériles. Quelques orages avaient amolli le sol et rendu moins pénible l’extraction des racines du chêne épineux. D’un autre côté, les garrigaires, qui savaient bien que la secourir autrement serait l’humilier, se trouvaient comme par hasard tour à tour sur son chemin, pour la soulager de son faix et le mettre sur le bât de leur âne. Elle ne reprenait son fagot qu’à l’entrée du village. — Il est bien lourd en effet, — disait-elle. Et elle rentrait dans sa masure, toute fière de sa journée, sans s’apercevoir que son butin s’était doublé en route.

La colline où la pauvre veuve venait chaque jour établir son petit campement s’appelle la garrigue de Saint-Félix ; elle tire son nom d’un ancien monastère dont les ruines sont une des curiosités de la Gardiole. Dans cette partie de la contrée, moins haute que les mamelons qui l’entourent, abritée du mistral (vent du sud) et peu ravinée par les torrens, la garrigaire trouvait en plus grand nombre qu’ailleurs des racines séculaires, derniers vestiges de la forêt qui recouvrit autrefois ces montagnes. Bien que délabrées, les murailles de l’église de l’ancien cloître lui offraient un abri contre les orages ; l’eau toujours fraîche de la citerne de l’abbaye la désaltérait aux jours des grandes chaleurs. Libre et solitaire, elle avait là enfin la triste consolation de pouvoir pleurer.

C’était un heureux hasard qui avait désigné à la Sicardoune cet emplacement. Les ruines de Saint-Félix servaient en effet d’habitation à un homme qui devait donner un second père à l’enfant dont elle attendait la naissance. Cet homme était un vieillard connu sous le surnom caractéristique de Pitançou, qui rappelait l’époque où ses parens, contraints par la misère, lui mesuraient à regret la nourriture. Devenu grand et fort, il avait dû partir pour l’armée. On était au commencement du premier empire ; enflammé, dès sa première campagne, de cette ardeur martiale qui brûlait alors dans tant de poitrines, Pitançou se distingua parmi les plus braves et devint bientôt le sergent Pitance. L’odeur de la poudre, le bruit du canon, l’éclat des uniformes, les dangers de la guerre, lui parurent dès lors autrement séduisans que le désert pierreux de la Gardiole, et lorsque le temps de son service militaire fut révolu, au lieu de rentrer dans