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leurs enfans, les agrestes trésors de la lande. Arrivés sur les collines, les uns arrachent à grands coups de pioche les chênes épineux qui croissent sur les rochers ; les autres (ce sont les femmes) détachent à l’aide d’un marteau l’écorce des racines du même arbuste pour la vendre aux tanneurs. Le produit de la récolte journalière est rapporté dans de grands sacs chargés sur des ânes, fidèles compagnons de la tribu. Ceux qui ont habité les villages voisins des garrigues ont dû garder le souvenir de ces troupes d’hommes, de femmes, d’enfans, qu’on voit revenir chaque soir, portant de grandes gerbes de thym. Tous reviennent alertes et bruyans comme ils étaient partis, seulement leurs habits sont imprégnés de senteurs aromatiques, et tout colorés de cette rouge poussière qui s’échappe des racines du chêne épineux.

Une seule cause de trouble pèse sur cette existence uniforme. Chaque année, la conscription enlève à la forte race des garrigaires ses rejetons les plus vigoureux. Les riches paysans de la plaine ont un éloignement marqué pour la carrière militaire ; aussi ne manquent-ils jamais de consacrer leurs épargnes à faire l’achat d’un remplaçant. Trop pauvres pour rien amasser, les garrigaires sont donc les seuls soldats que fournit la contrée ; mais leur vie et leur bonheur semblent attachés à leurs collines, et c’est avec désespoir qu’ils disent adieu au désert pierreux dont l’atmosphère vivifiante a bercé leur jeunesse. Sous le drapeau même, une sorte de fraternité mystérieuse s’établit entre les garrigaires, les enfans de la lande se reconnaissent bien vite et conservent au régiment les liens de la tribu.

Il y a peu d’années, un de ces malheureux garrigaires était revenu au pays après avoir fait son temps de service ; il allait devenir père. Le pauvre homme ne possédait pas même un âne pour rapporter le soir au village son butin de chêne épineux. Sa femme, la brune Sicardoune[1], déjà arrondie par son doux fardeau, l’accompagnait tous les jours vaillamment sur la colline. Cependant, malgré un travail opiniâtre, le ménage n’avait pu encore faire l’emplette d’un berceau ni de langes pour recevoir le nouveau-né. Un jour, rassemblant tout son courage, le garrigaire prit la résolution désespérée d’aller travailler aux salines de Frontignan. C’était l’époque de la levée du sel ; on payait largement les ouvriers : au bout de quelques semaines, il pouvait être de retour avec un petit pécule. Sa femme pleura et voulut en vain le retenir. — Tu sais bien qu’on ne revient guère de ce pays fiévreux, dit-elle ; pécaire, je ne te reverrai

  1. Sicardoune est le féminin de Sicard. Dans le midi, les fils des paysans ne sont pas seuls à porter le nom paternel ; on le féminise pour les filles, qui le conservent même après leur mariage.