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justement les vertus et les facultés qui font la noblesse de cette nature, l’amour désintéressé du vrai, la passion du savoir et les procédés les plus relevés du jugement et de la raison.

En résumé, ce qui sort de l’histoire de la religion et de la philosophie, ce n’est pas une série d’aphorismes, comme le voudraient les éclectiques superficiels. Si les vérités morales étaient des résultats mathématiquement démontrés, elles perdraient tout leur prix ; elles cesseraient même d’être morales, puisqu’il n’y aurait pas plus de mérite à les croire qu’à croire la géométrie et à s’arrêter devant le code pénal. Il faut admettre ce qui est obscur comme obscur. L’obscur est ce qui nous dépasse, et s’impose à nous en nous dépassant. Ce qui est simplement absurde n’est pas obscur. Si la religion était une pure chimère, il y a longtemps qu’elle aurait disparu ; si elle était susceptible d’une formule définitive, il y a longtemps que cette formule serait trouvée. Il en faut dire autant de la philosophie : elle est un signe entre tant d’autres, un témoin, quoique non le plus éclatant, de ce mystère infini que nous entrevoyons dans un nuage, et sur lequel il sera toujours aussi impossible à l’homme de se satisfaire que d’abdiquer la recherche. La gloire de la philosophie n’est pas de résoudre le problème, mais de le poser, car le poser, c’est en attester la réalité, et c’est là tout ce que peut l’homme en une matière où, par la nature même du sujet, il ne peut posséder que des lambeaux de vérité.

Ô Père céleste, j’ignore ce que tu nous réserves. Cette foi, que tu ne nous permets pas d’effacer de nos cœurs, est-elle une consolation que tu as ménagée pour nous rendre supportable notre destinée fragile ? Est-ce là une bienfaisante illusion que ta pitié a savamment combinée, ou bien un instinct profond, une révélation qui suffit à ceux qui en sont dignes ? Est-ce le désespoir qui a raison, et la vérité serait-elle triste ? Tu n’as pas voulu que ces doutes reçussent une claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite, et que la vertu ne fût pas un calcul. Une claire révélation eût assimilé l’âme noble à l’âme vulgaire ; l’évidence en pareille matière eût été une atteinte à notre liberté. C’est de nos dispositions intérieures que tu as voulu faire dépendre notre foi. Dans tout ce qui est objet de science et de discussion rationnelle, tu as livré la vérité aux plus ingénieux ; dans l’ordre moral et religieux, tu as jugé qu’elle devait appartenir aux meilleurs. Il eût été inique que le génie et l’esprit constituassent ici un privilège, et que les croyances qui doivent être le bien commun de tous fussent le fruit d’un raisonnement plus ou moins bien conduit, de recherches plus ou moins favorisées. Sois béni pour ton mystère, béni pour t’être caché, béni pour avoir réservé la pleine liberté de nos cœurs !


EBKEST RENAN.