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SALOME
SCENES ET SOUVENIRS DE LA FORET-NOIRE



I

Il n’est pas de chasseur du pays de Bade qui ne connaisse la Herrenwiese. Les cerfs et les chevreuils errent en liberté sous l’ombre épaisse des sapins qui l’entourent ; le coq de bruyère y chante au printemps, la gelinotte y bat de l’aile. La plume ne saurait rendre l’aspect de ce plateau, situé au cœur même de la Forêt-Noire, et séparé par d’interminables futaies de la plaine que la charrue féconde et que l’industrie anime ; le pinceau le plus habile serait maladroit à reproduire sur la toile les couleurs changeantes et la désolation de ce paysage, fermé par une ceinture d’arbres sombres et serrés. Qu’on se figure une prairie ovale cachée dans un pli de la montagne ; les profondes colonnades des sapins montent en amphithéâtre tout alentour sans que le regard en puisse percer l’étendue mystérieuse. On dirait qu’un géant a fauché un pan de la forêt pour y faire pénétrer l’air et la lumière ; mais le soleil ni le vent n’en ont pu chasser la tristesse. Les eaux claires d’un ruisseau traversent la prairie ; quelques maisons se groupent autour d’une humble chapelle, qui n’élève pas bien haut son petit clocher. Une auberge est bâtie au bord de la route ; des troupeaux de vaches paissent l’herbe çà et là. On n’entend pas d’autres bruits que le son de la cloche ou le beuglement des animaux qui ruminent ; mais quand la bise souffle, des rumeurs plaintives remplissent le plateau, la forêt désolée gémit, et des murmures s’en élèvent qui prêtent une voix à la solitude pour