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Tout a ainsi sa place dans la grande œuvre que poursuit l’esprit humain à travers les siècles. Le penseur ne peut rien sans le savant, le savant ne vaut quelque chose qu’en vue du penseur. L’un et l’autre sont eux-mêmes, pour employer le style des mathématiques, des fonctions dans un plus vaste ensemble, qui est le développement complet de la conscience du monde se faisant par l’humanité. Un beau sentiment vaut une belle pensée, une belle pensée vaut une belle action, une vie de science vaut une vie de vertu : L’homme accompli serait celui qui pourrait être à la fois poète, philosophe, savant, homme vertueux, et cela non pas par intervalles (il ne le serait alors que médiocrement), mais par une intime pénétration à tous les momens de sa vie, qui serait poète alors qu’il est philosophe, philosophe alors qu’il est savant, chez qui, en un mot, tous les élémens de l’humanité se réuniraient en une parfaite harmonie, comme dans l’humanité même. Le modèle de la perfection en effet nous est donné par la nature humaine Or la nature humaine est à la fois savante, curieuse, poétique, passionnée.

Si le métaphysicien est le poète qui rend l’esprit et la vie de tout cela, je l’admets et le couronne ; mais s’il ne fait que substituer l’abstraction à la vie, je préfère le savant qui me révèle la nature et l’histoire, car dans la nature et l’histoire je vois bien mieux le divin que dans des formules abstraites d’une théodicée artificielle et d’une ontologie sans rapports avec les faits. L’absolu de la justice et de la raison ne se manifeste que dans l’humanité : envisagé, hors de l’humanité, cet absolu n’est qu’une abstraction ; envisagé dans l’humanité, il est une réalité. Et ne dites pas que la forme qu’il revêt entre les mains de l’homme le souille et l’abaisse. Non, non ; l’infini n’existe que quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que dans ses incarnations. La critique, qui sait voir le divin de toute chose, est ainsi la condition de la religion et de la philosophie épurée, j’ajouterai de toute morale forte et éclairée. Ce qui élève l’homme ne peut que l’améliorer. « La philosophie critique, dit M. Vacherot, n’aime pas les fanatiques, comprend peu les martyrs, et ne se pique guère d’inspirer les héros. » Qu’en savez-vous ? La force morale n’est pas le fruit d’un syllogisme. Comprendre toute chose n’est pas tout absoudre ; l’école critique attend encore qu’on la prenne en flagrant délit de faiblesse. Son dogme est la foi au divin et à la grande participation que l’homme y a sa morale s’appuie sur le sentiment de la noblesse humaine et sur un fondement plus sûr encore. Il ne faut faire dépendre la morale d’aucun système. Fiez-vous à celui qui la porte dans les besoins de sa nature, car lors même que l’abaissement du siècle infligerait un démenti à la bonne opinion qu’il a de son espèce, sa propre conscience suffirait