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mondes, le monde physique et le monde moral, la nature et l’humanité. L’étude de la nature et de l’humanité est donc toute la philosophie.

En général, c’est par l’étude de la nature qu’on est arrivé jusqu’ici à la philosophie ; mais je ne crois pas me tromper en disant que c’est aux sciences du second groupe, à celles de l’humanité, qu’on demandera désormais les élémens des plus hautes spéculations. La psychologie part de l’hypothèse d’une humanité parfaitement homogène, qui aurait toujours été telle que nous la voyons, et cette hypothèse renferme une part de vérité, car il y a vraiment des attributs communs de l’espèce humaine qui en constituent l’unité ; mais elle renferme aussi une erreur grave, ou plutôt elle méconnaît une vérité fondamentale, révélée par l’histoire : c’est que l’humanité n’est pas un corps simple et ne peut être traitée comme telle. L’homme doué des dix ou douze facultés que distingue le psychologue est une fiction ; dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou moins fils de Dieu. On a de Dieu et de vérité ce dont on est capable et ce qu’on mérite. Je ne vois pas de raisons pour qu’un Papou soit immortel. Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Thomas Reid et Dugald Stewart, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une bible inspirée et parfaite dès son premier jour, on en est venu à y voir des retouches et des additions successives. Des mondes civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de leurs débris. La science de l’humanité a subi de la sorte une révolution analogue à celle de la géologie. La planète dont la formation s’expliquait autrefois en deux mots : « Dieu créa le ciel et la terre, » est devenue un ensemble d’étages superposés de couches successives.

Je sais que le rôle que j’attribue ici aux sciences historiques paraîtra à plusieurs personnes la négation même de la philosophie. Le livre de M. Vacherot est destiné à protester, au nom de la métaphysique, contre cet envahissement universel de l’histoire, et quelques-unes des meilleures pages de son livre[1] sont consacrées à critiquer la direction que je viens d’indiquer. J’avoue que, dans l’état actuel des études historiques et philologiques, la prétention que je viens d’énoncer pour elles peut paraître exagérée. Les sciences physiques sont comprises depuis plus de deux cents ans ; les sciences de l’humanité sont encore dans leur enfance, très peu de personnes en voient le but et l’unité. Pour désigner l’ensemble de travaux qui les composent, on ne trouve d’autre mot que celui d’érudition, lequel est chez nous à peu près synonyme de hors-d’œuvre amusant et

  1. Tome 1er, p. 301 et suivantes.