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n’est rien si elle n’est tout. Il n’y a pas de vérité qui n’ait son point de départ dans l’expérience scientifique, qui ne sorte directement ou indirectement d’un laboratoire ou d’une bibliothèque, car tout ce que nous savons, nous le savons par l’étude de la nature ou de l’histoire. Sans doute la science de la nature et de l’histoire n’existerait pas sans les formules essentielles de l’entendement ; nous ne verrions pas la poésie du monde, si nous ne portions en nous-mêmes le foyer de toute lumière et de toute poésie. Ce ne sont pas des chimères, comme le croient les esprits bornés, que ces mots d’infini, d’absolu, de substance, d’universel. Tout cela constitue un ensemble de notions indispensables pour la bonne discipline de l’esprit, qu’on peut appeler logique ou critique de l’esprit humain ; mais tout cela n’est pas la métaphysique. Kant, le grand promoteur dans les temps modernes de cette critique de l’esprit humain, proteste qu’il n’est pas un métaphysicien. Aristote, qui l’a fondée dans l’antiquité, ne cherche à construire la science que par l’étude des faits et l’observation des détails.

M. Vacherot convient de la différence essentielle qui existe entre la métaphysique et les autres branches du savoir humain. « La métaphysique, dit-il, n’est pas encore une science ; » « mais, ajoute-t-il ailleurs, le temps n’est pas fort éloigné où la philosophie naturelle en était là, aussi incertaine dans ses principes que dans ses théories. En deux siècles, elle a regagné le temps perdu en hypothèses, et à en voir les magnifiques résultats et les merveilleux progrès, on croirait qu’elle date de la plus haute antiquité. Pourquoi la métaphysique ne ferait-elle pas de même ? Elle n’est en retard que de deux siècles. » Cette pensée revient à chaque page de son livre ; je ne peux l’admettre sans réserve. La métaphysique n’est pas une science jeune ; elle est née la première des sciences, c’est la plus vieille de toutes. Les autres sciences ont eu leur enfance et leurs progrès ; la métaphysique et la logique ont été parfaites du premier coup, comme tout ce qui n’est pas fécond. Elles sont susceptibles de progrès dans l’exposition, mais ne laissent point de place à des découvertes réelles. On peut exposer la théorie du syllogisme d’une manière plus commode que ne l’a fait Aristote, mais on ne saurait l’améliorer ni la compléter. Créées une fois pour toutes, ces théories restent comme des algorithmes fixes, non comme des sciences capables de perfectionnement.

Semblable en cela à l’objet infini dont elle s’occupe, la philosophie offre donc cette singularité, qu’on peut dire avec presque autant de raison qu’elle est et qu’elle n’est pas. La nier, c’est découronner l’esprit humain ; l’admettre comme une science distincte, c’est contredire la tendance générale des études de notre temps.