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brumeux du nord les beaux jours de Socrate, d’Aristote et de Platon. La France, de son côté, ne restait point oisive. M. Cousin y créait, avec une éloquence inconnue jusque-là en philosophie, le genre de spéculations approprié à notre temps, tandis que d’autres écoles parallèles continuaient modestement leur œuvre et s’obstinaient à ne point abdiquer. On peut dire que jusqu’en 1830 la pensée philosophique de l’Europe n’avait pas un instant sommeillé, et que, depuis le jour où elle déchira les langes de la scolastique, elle ne s’était pas arrêtée pour peser la légitimité de sa tentative et ses chances d’avenir.

Si nous parcourons au contraire les vingt-cinq ou trente dernières années, nous sommes frappés du singulier silence que la philosophie semble y garder. Hegel est mort, laissant son héritage à des disciples qui semblent vouloir écarteler leur maître et traîner ses membres aux quatre vents du ciel. Schelling se survit à lui-même, promettant sans cesse une nouvelle philosophie, et, quand il veut tenir ses promesses, n’aboutissant qu’à des répétitions impuissantes, où se trahissent plus que jamais les côtés faibles de sa nature plus poétique que scientifique. M. Cousin envisage son œuvre comme achevée, puisqu’il se croit libre de montrer ce que peut en d’autres voies son incomparable esprit. L’école écossaise se perd en de fines analyses de mots, où le souci des grands problèmes disparaît. Une seule école reste debout, active, pleine d’espérance, s’attribuant l’avenir, l’école dite positive ; mais celle-là ne fait point exception à la loi que je signale, car son premier principe est justement la négation de toute métaphysique, et c’est aux funérailles de la spéculation abstraite qu’elle nous ferait assister, si ses vœux et ses prédictions arrivaient à se réaliser.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que ce sommeil de trente ans ne paraît pas près de finir. La pierre qui pèse sur la philosophie paraît si bien scellée qu’on est tenté de dire d’elle ce que Pétrarque disait de l’Italie : Dormirà sempre e non fia chi la svegli. D’où viendrait en effet le système nouveau capable de passionner encore les esprits et de rallier des disciples convaincus ? Serait-ce de l’Allemagne ? Je sais que l’Allemagne a moins souffert que le reste de l’Europe de la réaction intellectuelle qui a marqué le milieu de notre siècle. Cette réaction, qui chez nous peut compter encore (sous des formes très diverses) quinze ou vingt ans de triomphe assuré, est déjà finie en Prusse par la ruine du parti peu sérieux des Stahl et des Hengstenberg. L’Allemagne, délivrée de cette éclipse passagère, va revenir à sa vie habituelle, à la réflexion savante, à la religion épurée ; mais recommencera-t-elle à créer des systèmes comme ceux qu’elle a vus éclore au commencement de ce siècle ? Je