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convaincre que la France et la Grande-Bretagne étaient d’accord pour la répudier, s’ils ne changeaient pas à l’instant de conduite ? Nous n’avions d’autre moyen, l’amiral Freemantle et moi, de modifier le cours de leurs idées et de faire quelque impression sur leur esprit que de leur donner le spectacle d’une entente parfaite. Nos relations ne pouvaient manquer d’être fréquentes ; une mutuelle sympathie les rendit intimes. L’amiral Freemantle est bien certainement le seul Anglais pour lequel j’aie jamais éprouvé un sentiment d’affection ; mais je ne pouvais demeurer insensible à tant d’urbanité, de franchise et de loyauté. Nous ne nous quittâmes point sans émotion. Je devais faire route pour Toulon ; l’amiral allait se rendre à Naples. Souvent il m’avait entretenu du plaisir qu’il aurait à me présenter à sa famille, qui devait habiter l’Italie aussi longtemps qu’il conserverait le commandement des forces navales de la Grande-Bretagne dans la Méditerranée. En arrivant à Naples, cet excellent homme témoigna un si vif désir de me revoir, que M. le duc de Narbonne, notre ambassadeur, crut devoir en écrire au ministre de la marine. Le Centaure venait d’achever quelques réparations dont j’avais signalé l’urgence, et je m’apprêtais à partir pour Brest, quand je reçus l’ordre de montrer en passant notre pavillon devant Naples, de m’y arrêter pendant quelques jours et de continuer ensuite ma route pour les côtes de Bretagne. Je me préparai avec joie à exécuter ces nouvelles instructions. J’étais heureux de penser que j’allais avoir l’occasion d’exprimer à l’amiral Freemantle quel prix j’attachais aux sentimens qu’il m’avait conservés ; mais cette triste vie ne se compose que de déceptions. Deux jours avant mon arrivée à Naples, l’amiral Freemantle était mort d’une indisposition subite. Cette vigoureuse santé, qui avait bravé vingt ans d’intempéries, qui avait traversé sans fléchir deux longues guerres s’affaissa tout à coup. La veille, tout semblait promettre un demi-siècle de vie à ce corps de fer qui enfermait une conscience tranquille. Le ciel en avait ordonné autrement. L’amiral avait été frappé dans toute sa force. Il avait disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pas. Lorsque je me présentai pour le voir, impatient de serrer dans mes mains cette main si loyale, on venait à peine d’emporter son cercueil.

Les peuples, j’en suis convaincu, ne se haïssent souvent que parce qu’ils ne se connaissent pas. Je n’avais pas été moins étonné de rencontrer dans la marine anglaise un cœur honnête et droit que ne l’avait été l’amiral Collingwood de se trouver en présence d’un officier français qui ne fût pas fanfaron. La différence des climats, des religions, des constitutions politiques, ne met pas entre les hommes d’aussi grandes distances qu’on serait tenté de le supposer. Ce sont surtout les préjugés qui les séparent. J’ai eu peu d’occasions d’entrer