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les yeux le scélérat maudit de toutes les chroniques de croisade, le traître de tous les romans de chevalerie, le renégat ! Je frémis involontairement. Le monstre en question s’aperçut probablement de mon sentiment, car, s’approchant de moi d’un air piteux : « Je le sais bien, me dit-il, je ne devrais pas porter cet habit-là ; mais la tribu avait besoin d’un chef dévoué aux Français, et il faut bien servir son pays. D’ailleurs j’ai des enfans à élever, et j’espère obtenir pour eux une bourse au lycée d’Alger. » À ces étranges expressions du patriotisme et de l’amour paternel, je ne sais pourquoi je me sentis moins dépaysé, et je reconnus malgré moi un compatriote. Au fait, si nos révolutions étaient religieuses au lieu d’être politiques, si l’on changeait d’habits toutes les fois qu’on change de principes, combien seraient variés les symboles et riche la garde-robe de nos meilleurs pères de famille ! Heureusement nous sauvons mieux les apparences : nos défections, qui nous prennent l’honneur, respectent la religion et les uniformes.

Mais le temps presse, il faut revenir. Voici déjà Médéah, ancienne capitale des beys de Titeri, aujourd’hui ville de guerre française, qui tient à la gorge l’un des passages les plus étroits de l’Atlas. La diligence qui nous emporte, au premier lever de l’aurore, descend au triple galop les routes hardiment jetées par nos ingénieurs sur les flancs escarpés de l’entonnoir où coule le torrent de la Chifla. À ce bruit, qui se confond avec celui des flots, de petits singes verts accourent et passent au travers des arbres leurs yeux brillans de curiosité et d’effroi ! Bientôt se déroule la vaste plaine de la Mitidja, que la colonisation naissante a déjà parsemée, avec trop de luxe peut-être, de blanches maisons rurales. Hâtons-nous pour arriver à la chute du jour sur les hauteurs du Sahel, d’où se découvre tout l’amphithéâtre au fond duquel Alger repose. C’est l’heure où dans la vieille cité de Barberousse les femmes mauresques font leur apparition sur leurs terrasses pour respirer la brise marine, tandis qu’à leurs pieds les constructions européennes de la ville basse se reflètent dans les eaux dormantes du port, A droite, la mer mourant sur le rivage enlace d’une frange de dentelles les jardins potagers de l’Hamma ; à gauche, elle écume contre les brisans de la pointe Pescade. Dans le lointain, les neiges du Jurjura se teignent de rose ; à l’horizon s’évanouit la vapeur d’un paquebot qui, au retour du soleil, saluera les côtes d’Europe. Hier c’était le désert, aujourd’hui c’est déjà la France ! Huit jours ont suffi pour peupler la mémoire d’intarissables souvenirs, et laisser dans l’âme toutes les émotions que font naître les scènes splendides de la nature et les jouissances de l’orgueil patriotique.


ALBERT DE BROGLIE.